Yoko Ogawa : la nourriture symbole de la crise japonaise
La littérature japonaise laisse parfois le lecteur dans un drôle d'inconfort ; Yoko Ogawa nous met dans cet état dans plusieurs de ses romans et nouvelles. Auteure prolifique native d'Okayama, elle a gagné plusieurs récompenses dont le prix Akutagawa pour La grossesse, ou encore le prix Yomiuri pour La formule préférée du professeur. D'autres textes notables sont L'annulaire, Tristes revanches ou Les abeilles. À ce jour, 23 de ses œuvres ont été traduites en français.
Dans La grossesse, la narratrice découvre que sa sœur est enceinte. Elle se met alors en tête de lui faire manger une confiture qu'elle a préparé à partir de pamplemousses toxiques. Son but ? Voir si le bébé va naître déformé. Étrangement, ce n'est pas un esprit particulièrement pervers qui fait cela mais une jeune femme comme tout le monde, qui transforme une information qu'elle a lu lors d'une réunion en une expérience objective. Ce qui choque le lecteur est l'écriture simple et la psychologie à l'opposé de celle que l'on peut retrouver dans un thriller. La protagoniste n'a pas d'intentions mauvaises. Elle est marquée par sa vie, par les attentes de sa famille et de son entourage qu'elle ne sait pas comment remplir.
Ce n'est pas le seul texte de l'auteure qui tourne autour d'une obsession liée à la nourriture. Nombre de ses nouvelles dans le recueil Tristes revanches posent la nourriture en protagoniste implicite pour évoquer des perversions humaines, ou plutôt de pensées qui peuvent traverser l'esprit à un moment ou à un autre, sans que cela ne fasse de quelqu'un un sociopathe accompli. On découvre ainsi une vieille femme qui fait pousser des carottes en forme de mains, une jeune fille qui noie sa tristesse en se gavant de kiwis, ou encore une femme qui récupère des tomates sur le bord d'une route où le camion qui les transportait s'est renversé, tuant le conducteur.
Dans un Japon qui cherche si bien à vivre en harmonie avec la nature, les romans de Yoko Ogawa montrent le lien entre nourriture et sentiments, et de la même façon la dégradation de cette harmonie entre la Nature et l'Homme. Le Japon est un pays unifié, qui privilégie parfois la formulation ''vivre pour travailler'' au détriment de la santé et de l'individualité.
Les personnages de Yoko Ogawa, menteurs éhontés vivant seuls ou s'investissant réellement dans une activité malsaine, montrent son besoin de dépeindre une société en crise. Est-ce parce que les Japonais pensent tellement à leur société avant eux-même qu'il ne leur reste qu'une vision déformée de la réalité ? Ces objets naturels ne sont que des objets pratiques dont le but va au-delà du besoin vital. À travers une vision idéalisée de la nature, Yoko Ogawa pose une question à ses contemporains : est-il trop tard pour améliorer le bien-être du pays ? Pour elle, la nourriture, et par extension la nature, qui offrent la vie, peuvent tout aussi bien l'ôter. L'auteure ne rejette pourtant jamais la faute sur cette Nature qu'elle décrit, mais toujours sur l'homme qui la manipule et en est arrivé à un point de non retour. On retrouve ce postulat en anthropologie sous le terme d'anthropocène : la nouvelle ère géologique dans laquelle nous vivons aujourd'hui, où l'influence des activités de l'homme sur le monde est telle que la Nature est maintenant l’œuvre unique de l'homme. C'est à l'homme de faire les efforts nécessaires pour que la situation change de façon positive.
D'autres thèmes sont abordés par l'auteure dans ses livres, comme la nostalgie, le deuil ou l'abandon, la folie ordinaire qui prend ses personnages pendant un instant. Elle reste incontournable si on souhaite s'imprégner d'un style aseptisé qui se retrouve chez beaucoup d'autres auteurs japonais, et pour tenter de comprendre comment les Japonais perçoivent eux-même leur société. On doit la très bonne traduction de ses livres en français à Rose-Marie Makino-Fayolle, mis à part deux textes par Martin Vergne.