Les 7 péchés capitaux du Japon dans la gestion de crise sanitaire du Covid
Début 2021 : le creux de la vague
Un peu plus d'un an après la découverte des premiers cas de Coronavirus au Japon 🦠, la crise sanitaire s'est installée dans la durée et révèle certaines failles qui n'avaient pas atteint le Japon jusqu'alors. La résurgence hivernale, accélérée par les nouveaux variants du virus, mettent en lumière l'habituelle difficulté japonaise à gérer une crise sans préparation : excellents une fois les procédures validées, les Nippons traînent en effet toujours cette incapacité à l'improvisation.
Tour d'horizon, dans un ordre aussi chronologique que possible, des 7 erreurs majeures du Japon dans la gestion de crise du Covid.
1️⃣ Un nombre de tests trop faible
On l'a dit et répété dans nombre de nos articles sur le sujet depuis plusieurs mois : les Japonais sont parmi les pays riches à tester le moins au monde. Si cela s'est récemment amélioré, il a fallu attendre mi-janvier pour atteindre les 100.000 tests sur une journée. Par comparaison, la France en effectuait en moyenne 6 fois plus par habitant dans le même temps (donc comparativement bien plus durant l'année 2020).
Et pour cause, on est très loin des tests gratuits comme proposés dans l'hexagone ! En effet, jusqu'à l'automne et l'arrivée de centres de test à 2.900¥ (~17,65€) dans les grandes villes, le coût du test Covid était de :
- 7 à 8.000¥ (~42,60€ à ~48,69€) pour un test antigénique ;
- et en moyenne 25.000¥ (~152,20€) pour un PCR !
Conséquence mathématique en forme de politique de l'autruche : moins on teste, moins on a de cas, et meilleurs sont les chiffres officiels de contaminations...
2️⃣ L'étranger comme coupable de nombreux maux
Ce point a fait l'objet d'un long article fin décembre détaillant comment la xénophobie est "utilisée" au Japon, parfois inconsciemment, pour expliquer l'augmentation des cas sur le territoire et justifier certaines de leurs politiques restrictives.
Dans la foulée de la déclaration du nouvel état d'urgence début janvier, le gouvernement japonais a pris deux mesures phares à ce sujet (on commence par la bonne ou la mauvaise nouvelle ?) :
- les Japonais doivent —enfin !— eux aussi passer un test et subir la quatorzaine en revenant au Japon ;
- les résidents étrangers qui ne respectent pas la quatorzaine risquent de voir leur visa de séjour révoqué.
Heureusement, cela ne touchera pas les touristes étrangers qui reviendront sur le territoire une fois la crise calmée, car ils sont protégés par l'omotenashi japonais, contrairement aux expatriés.
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3️⃣ La propagation interne accélérée par Go To Travel
Au risque de nous répéter, la campagne "GoTo" est la créature de Frankenstein du gouvernement japonais (et on ne pense même pas à son choix grammatical douteux en anglais) : pour relancer un tourisme atone dû à la fermeture stricte des frontières, et contre l'avis de plus en plus opposé des experts médicaux, l'état nippon a pris en charge à grands coups de milliards entre 30 et 50% des frais de voyage des Japonais dans leur propre pays depuis l'été 2020.
L'explosion des contaminations a eu lieu en trois temps :
- progressivement et graduellement depuis le début de sa mise en place ;
- lors des jours fériés accolés au week-ends ou en ponts lors du second semestre, qui ont vu les aéroports domestiques se bonder ;
- au moment des koyo 🍁, courant novembre et début décembre.
Plus encore que "GoTo Travel", c'est "GoTo Eat" en particulier qui ulcère les médecins et pour cause : alors que dans de nombreux autres pays du monde, on ferme les restaurants en cas de pic épidémique puisqu'ils constituent le 2ème lieu de contamination Covid après le domicile, le Japon a eu la bonne idée d'encourager sa population à aller s'y mélanger sans masque 😷, tout en prenant en charge une partie de la note !
Il a fallu attendre l'augmentation inquiétante du nombre de cas début décembre pour que le Premier ministre Suga daigne y mettre une pause peu avant Noël, prolongée par l'état d'urgence. Ce qui n'a pas empêché depuis certains de ses confrères d'aller dans des bars à hôtesses de Ginza tard le soir...
À ce jour, on ne sait pas si la campagne "Go To" ressortira du placard, mais il est tout à fait possible que le gouvernement remette une pièce dans la machine, en dépit de toute logique. Et si en plus elle redémarre mi-mars pour les sakura 🌸...
4️⃣ Trop peu de lits d'hôpitaux disponibles et d'acceptabilité des malades
Cela peut sembler illogique dans la mesure où le Japon, avec 13 lits de réanimation pour 1.000 habitants (soit ~2 fois plus qu'en France et ~4 fois plus qu'aux États-Unis), a l'un des parcs les mieux garnis au monde. Mais ce point-là satisfera les honnisseurs du néolibéralisme : la majorité de ces lits appartiennent à des hôpitaux privés. Jusqu'ici rien d'alarmant, à ceci près toutefois que ces cliniques sont nombreuses à ne pas accepter les patients infectés par le Corona, par crainte de deux choses :
- l'apparition d'un cluster au sein de l'établissement, qui imposerait une fermeture administrative de 2 à 3 semaines et des coûts pharaoniques (désinfection, salaires malgré un chômage technique, arrêt des recettes...) ;
- le détournement des patients non-Covid vers une autre clinique.
On parle de seulement 20% des lits en clinique privée utilisés pour la pandémie. Le taux d'occupation, qui n'a évidemment cessé d'augmenter depuis l'automne, est tel que l'engorgement s'avère inquiétant dans un certain nombre de préfectures. Ainsi, depuis des mois dans les métropoles les plus touchées comme le grand Tokyo, Osaka ou Fukuoka, les ambulances transportant les patients se font refuser successivement par plusieurs hôpitaux, jusqu'à parfois devoir ramener les patients chez eux.
Et, alors que ces dernières semaines, des Japonais aux formes graves succombent conséquemment au Covid à leur domicile (ou s'y suicident), le gouvernement s'est tout récemment résolu à changer la loi pour forcer les cliniques privées à accepter ces patients abandonnés. Mais cela ne résoudra pas le problème du manque actuel de personnel infirmier pour traiter les malades en soins intensifs, qui fait craindre aux experts le fameux "effondrement du système médical".
5️⃣ L'état d'urgence hivernal, sous-dimensionné et trop tardif
100 morts en une journée. Comparativement à de nombreux autres pays, cela reste certes un chiffre relativement bas mais cette barre symbolique, dépassée pour la première fois le 19 janvier 2021, a fait froid dans le dos à de nombreux Japonais et observateurs.
En cause, outre les campagnes GoTo évoquées plus haut et une certaine lassitude au sein de la population qui conduit à moins accepter les consignes (comme partout ailleurs dans le monde), une réponse sanitaire insuffisante de la part des hautes sphères politiques :
- 79% des Japonais pensent que l'état d'urgence de janvier 2021 a été déclaré trop tard ;
- 78% pensent que celui-ci, limité à quelques préfectures, devrait être étendu comme ce fut le cas au printemps 2020.
Conséquemment ou non, au moment même où le Japon voit sa courbe de nouveaux cas exploser, sa voisine la Corée du Sud (qui connaissait pourtant la même tangente en décembre) parvient à l'infléchir d'un coup tout en testant 2,5 fois plus.
Même dans ses aides financières, le gouvernement japonais s'embourbe : en s'entêtant à donner la même chose à tout le monde, la pilule a un goût amer selon la taille des restaurants (qui, rappelons-le, ont seulement eu pour consigne d'arrêter de servir à 20 heures !). En effet, si l'aide de 60.000¥ (~365,20€) par jour d'état d'urgence peut sembler généreuse au petit boui-boui de quartier, elle est très largement insuffisante aux grandes chaînes, qui n'obtempèrent que par peur de la mise au pilori.
Mi-janvier, plus des 2/3 de la population était insatisfaite de la réponse sanitaire du gouvernement japonais, une épine dans le pied de Suga vers les élections de septembre...
6️⃣ Le retard détonnant de la campagne de vaccination
On a entendu de nombreuses plaintes liées au retard à l'allumage des vaccins en France fin décembre. Un petit coup d'œil vers le Japon, qui possède pourtant la population la plus âgée donc la plus à risque, peut rassurer : il est le dernier pays du G7 à s'y mettre, et l'un des derniers pays riches au monde (avec la Corée et l'Australie). En effet, la campagne de vaccination japonaise n'a débuté qu'en février ! Entre autres, l'autorisation du Pfizer sur l'archipel n'a été obtenue que mi-février.
À mi-février, le calendrier prévisionnel (géré par Kono Taro, vu ici en photo de une, le ministre en charge de la vaccination qui n'aime pas voir son nom inversé dans les journaux) est le suivant :
- 40.000 médecins et infirmières du 17 février à la fin du mois ;
- personnel médical de 1ère ligne (3,7 millions d'individus) courant mars ;
- personnes âgées de 65 ans et plus (36 millions) à partir du 12 avril, avec un objectif de 3 mois pour tous les vacciner, mais qui sera difficile à tenir ;
- personnes à risque / co-morbidités (8,2 millions) et personnes âgées de 60 à 64 ans (7,5 millions de personnes) à partir de l'été ;
- population générale (hormis les moins de 16 ans, qui sont 18 millions) plus tard.
Initialement, ~55 millions de personnes étaient à vacciner contre le Covid-19 en à peine plus de 2 mois, ce qui signifie près d'1 million de vaccinations par jour, une cadence plutôt optimiste... Et ce bien sûr, même si le Japon a précommandé ses doses chez AstraZeneca et Pfizer depuis belle lurette (310 millions sont attendues, plus que pour toute la population japonaise), si tant est que les livraisons nécessaires aient lieu dans les temps.
Dans l'intervalle, il se murmure que certains hauts responsables japonais se soient faits vacciner en Chine en 2020.
7️⃣ Ne pas avoir suffisamment protégé les Jeux Olympiques
Bien que la connaissance du virus soit aujourd'hui meilleure, la situation sanitaire mondiale est plus compliquée que l'année dernière, lorsqu'elle avait conduit au report d'un an des Jeux Olympiques 🏅.
À l'heure actuelle (à 6 mois presque jour pour jour du début programmé !), 4 scénarios sont envisageables pour les JO de Tokyo 2020, déjà reportés d'un an à l'été 2021 :
- dans le meilleur des cas (peu probable), tout s'arrange rapidement et les festivités débuteront comme prévu le 23 juillet ;
- dans une trajectoire optimiste, les Jeux sont sauvés mais, pour des raisons sanitaires, avec une limite du nombre de spectateurs voire à huis clos ;
- dans le pire scénario, les JO sont les deuxièmes de l'Histoire à se voir annulés (les premiers en 1940 étaient également japonais !), un revers terrible pour le Japon puisque le rival Pékin accueillera normalement ceux d'hiver dès février 2022 ;
- enfin, l'hypothèse qui se dessine de plus en plus est celle d'un report à... 2032 (!) puisque ceux de 2024 sont attribués à Paris et 2028 à Los Angeles. Si tel est le cas, il se sera écoulé beaucoup plus de temps d'ici là (plus de 11 ans d'ici à mi-2032) qu'entre l'annonce des JO et aujourd'hui (près de 8 ans depuis mi-2013).
Le ballotage fait dans tous les cas les choux gras de la presse mondiale. Alors que les sondages décrivent une population japonaise à 80% favorable à un nouveau report ou une annulation pure et simple, des voix commencent à s'élever parmi les politiques nippons ou les instances du CIO pour envisager le pire. La vaccination des athlètes ne sera pas obligatoire, mais encore faut-il qu'ils aient pu se préparer correctement (si tant est que les sélections nationales aient pu avoir lieu) pour la rencontre quadriennale. La première épreuve de qualification a déjà été reportée de mars à mai...
Puisqu'un choix aussi colossal ne peut pas être validé au dernier moment, nous aurons dans tous les cas la réponse rapidement : d'ici mars au plus tard (et d'ici mai concernant les spectateurs étrangers), sachant que le relai de la flamme olympique est censé démarrer le 25 mars dans la préfecture de Fukushima pour 121 jours à travers les 47 préfectures. Gageons qu'on sera alors sortis de l'état d'urgence.
Toutefois, par précaution, le Premier ministre Suga prépare déjà sa défense : si les JO devaient être annulés, ce serait à cause de la défection des athlètes américains qui entraîneraient le retrait des sponsors.
Tout n'est certes pas de la faute du Japon, mais il faut relever la communication déplorable des officiels : à base de méthode Coué voire de mensonges publics jusque tard dans le calendrier.
Dernier exemple en date : la saillie de Yoshiro Mori, président du comité Olympique et ancien Premier ministre. Le 3 février, il expliquait que les conseils d'administration duraient plus longtemps à cause des femmes. Face à ce propos sexiste, l'opinion publique et l'opposition politique se sont naturellement insurgées, une pétition en ligne pour sa destitution recueillait plus de 150.000 signatures et environ 1.000 volontaires d'accueil pendant les JO ont jeté l'éponge. Le 12 février, Mori (83 ans) démissionne et devait céder sa place à Saburo Kawabuchi (84 ans !), choisi par lui-même, maire du village olympique, ancien joueur international de football et président de sa fédération japonaise, connu pour ses penchants d'extrême-droite : révisionnisme et positions anti-coréennes. Pour couronner le tout, Mori aurait dû devenir son conseiller ! Devant un nouveau soulèvement populaire, c'est finalement la ministre des Jeux Olympiques Seiko Hashimoto (56 ans) qui sera choisie le 18 février. Sa consœur Tamayo Marukawa la remplace à son poste 📮, qu'elle occupait déjà sous le gouvernement Abe depuis 2016.
👍 Les réussites du Japon face au Coronavirus
Rappelons évidemment, dans un tableau loin d'être binaire, que le Japon garde à son crédit de nombreux succès dans son combat contre le Covid :
- les gestes-barrière naturels maintenus et renforcés : distanciation physique, port du masque sanitaire, essor du télétravail... ;
- une hygiène globale accentuée : adaptation des lieux publics et commerces, par exemple sur la prise de température à l'entrée ;
- un respect global des règles par la population (sur le plan professionnel et personnel), alors même qu'aucune mesure d'urgence n'est imposée ;
- un nombre de cas très faible pendant longtemps, qui a permis d'attendre jusqu'à la 3ème vague avant de rencontrer les difficultés actuelles citées dans cet article.
C'est ce qui rend la situation présente plus dommageable encore : le Japon a bénéficié de longs mois précieux de préparation (sans aller jusqu'au "boulevard" devant lui ?) pour se préparer au mieux à un probable pic épidémique hivernal, sans les exploiter judicieusement. On se retrouve pourtant aujourd'hui dans Un jour sans fin, dans des dispositions étonnamment proches de celles des premiers mois de 2020 : à se demander à la fois comment les JO vont tenir et pour combien de temps encore les frontières vont rester hermétiques.
Certes, aucune gestion gouvernementale n'est parfaite dans la lutte contre le Coronavirus, mais le nationalisme et la fierté dont le Japon a fait preuve ces derniers mois n'ont certainement pas produit les résultats escomptés, hélas bien au contraire. On ne peut que leur souhaiter plus d'humilité pour aborder la suite (et fin ?) de cette crise douloureuse et qui dure bien trop longtemps au goût de tous.