La grève au Japon
ストライキ sutoraiki, dérivé de l'anglais strike qui signifie "grève", semble pour les Japonais une idée aussi incongrue que de prendre l'intégralité de leurs congés annuels. Les étudiants et les jeunes travailleurs n'ont d'ailleurs qu'une vague conception de la chose et préfèreront affirmer que les cessations concertées du travail, en japonais 同盟罷 dômei-higyô, n'existent quasiment plus et appartiennent désormais au passé.
Un droit inégal entre les salariés du privé et du public
Il faut remonter à la période de l'Après-guerre pour retrouver le cadre légal de la grève tel qu'il est toujours appliqué dans le secteur privé au Japon. L'article 28 de la Constitution de 1946 garantit alors trois droits collectifs fondamentaux aux salariés :
- celui de se syndiquer,
- puis de négocier,
- et enfin d'agir collectivement.
Le droit de grève est inclus dans cette dernière catégorie. Il ne suppose pas uniquement le débrayage des salariés ; la grève peut également prendre d'autres formes qui ne bloquent pas l'exécution du travail, comme le port de brassard ou l'installation de panneaux de protestation. Les grévistes ne sont évidemment pas payés pendant leurs heures de manifestation.
Point d'attention (et non des moindres) : les fonctionnaires et salariés du secteur public subissent des restrictions concernant leurs trois droits fondamentaux, et parmi d'autres, il ne sont pas autorisés à faire grève. Ils encourent même des sanctions qui peuvent aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement ou une amende de 100.000 Yens (~604€). Ces mesures particulières ont été imposées par le gouvernement à partir de 1948, sous l'impulsion de l'occupation américaine qui y voyait une façon de contenir la montée du communisme au sein de l'archipel. Aujourd'hui, l'intérêt général a tendance à primer sur les revendications sociales considérées comme propres à chaque entreprise, donc en priorité négociées en interne avec les conventions collectives.
Au rang des syndicalistes connus dans la culture populaire, on citera notamment Hayao Miyazaki et Isao Takahata, très actifs dans leurs jeunes années de carrière.
Une baisse constante des conflits sociaux déclarés depuis 2009
Les chiffres actuels du Ministère de la santé et du travail du Japon montrent une tendance à la baisse des mouvements sociaux ces dernières années. Ainsi en 2018 :
- Le gouvernement japonais recense au total 320 conflits sociaux (en baisse par rapport aux 495 de 2017) pour 103.342 participants.
- Seulement 18% de ces conflits (soit 58) ont finalement mené à une action de grève (piquet, boycott ou fermeture des locaux de l'entreprise) pour 51.038 participants, dont 10.059 personnes ont réellement pris part aux blocages.
- On dénombre 3 grèves perlées pour 61 participants.
- En conséquence, le nombre d’arrêts de travail d’une durée de plus d’une demi-journée s'élève à 26 pour 955 participants.
- Et le nombre d'arrêts de travail de moins d'une demi-journée monte à 42 pour 9.260 participants.
Ces statistiques feraient rêver les autorités françaises si elles étaient en charge au Japon. Ainsi et à titre de comparaison (si tant est que l'on puisse vraiment le faire), le Ministère du travail en France recense les chiffres suivants pour l'année 2016 :
- 1,7% des entreprises de plus de 10 salariés déclarent avoir rencontré au moins un arrêt collectif de travail ;
- Le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour 1.000 salariés s'élève à 131 jours (en forte hausse, contre 69 en 2015).
D'autres sources avancent le chiffre suivant : la France a connu 712 mouvements de grève en 2017 (soit plus de dix fois plus qu'au Japon).
En 2018 donc, sur 18% des mouvements sociaux qui ont abouti à une grève au Japon, on peut supposer qu'un nombre encore plus restreint a eu une résonance dans la sphère publique. Que ce soit dans la rue ou dans les médias, les manifestations liées à la grève restent mineures et peu rapportées. Il peut arriver que l'on croise, en général à Tokyo, quelques cortèges discrets qui défilent de manière ordonnée et sans bloquer la circulation, mais cela reste anecdotique.
En mai 2018, une manifestation de salariés a tout de même aiguisé la curiosité de journalistes japonais et étrangers. Les conducteurs de bus de la ville d'Okayama ont permis la gratuité de leurs transports, en signe de protestation face à une nouvelle concurrence moins chère. Cette forme de grève illustre bien la manière dont les salariés nippons abordent actuellement les relations sociales : oui aux revendications, mais sans déranger les clients ou abîmer l'outil de travail.
La grève nationale au point mort
Une chose est sûre : le Japon ne connaît plus de mouvement à l'échelle nationale depuis la fin des années 1980. La privatisation de grandes industries telles que les télécoms, les chemins de fer Kokutetsu rebaptisés JR (Japan Railways) en 1987, et plus récemment la création de l'agence semi-publique Japan Post en 2003 (puis privatisée à 100% en 2007), a largement participé à la disparition de la grève nationale au Japon.
De même, la puissante confédération syndicale Sohyo, orientée très à gauche et connue pour sa ligne revendicatrice, s'est vue, au fur et à mesure des privatisations, absorbée par un mouvement national plus conservateur baptisé Rengo (abréviation de Nihon Rodokumiai Sorengokai). Ce dernier constitue aujourd'hui le premier syndicat professionnel du Japon et s'arrange pour négocier de manière coopérative avec le patronat. L'objectif n'est clairement plus de troubler l'ordre public et de risquer de se mettre à dos l'opinion populaire.
Cette situation de "zéro manif" n'a pas toujours été autant le cas qu'aujourd'hui. Le Japon a traversé plusieurs crises sociales importantes avant et après la seconde Guerre mondiale. Par exemple, les cheminots japonais ont lutté longtemps et parfois durement pour la suspension du projet de privatisation de leur compagnie. À l'époque, le gouvernement japonais ne fait pas dans la dentelle et les syndicalistes réfractaires payent alors personnellement le prix fort : mutation non désirée, licenciement non motivé... Les agents vont parfois jusqu'au suicide. En 2010, un groupe d'un millier d'irréductibles, qui mènent un combat juridique depuis plus de vingt ans pour faire reconnaître la responsabilité de JR sur ces drames individuels, finit par trouver un compromis financier à hauteur de 20 milliards de yens (~120,7 millions d'euros).
Personne ne peut prédire quel sera à l'avenir l'évolution des mouvements de grève au Japon. Certains observateurs affirment que la précarisation actuelle des emplois ne va pas dans le sens d'une augmentation des rassemblements car les travailleurs se retrouvent plus isolés. D'autres revendiquent, au contraire, une situation économique plus fragile et donc peut-être un retour plus offensif des salariés sur le terrain de la confrontation avec l'État.