Le manga, ce loisir pour adolescent attardé
Dans le cadre du Salon du Livre qui s'est déroulé à Paris de vendredi à lundi, et dont l'invité d'honneur était le Japon, l'édition web du Figaro a publié un article intitulé "Les mangas contre-attaquent" .
Dans sa chronique vidéo qui vient illustrer le papier, Françoise Dargent dresse un rapide portrait de ce genre littéraire spécifique, en exposant sa présence au Salon du Livre. Elle en profite donc pour dresser un petit tour d'horizon du manga et notamment de son accueil sur le marché français depuis Dragon Ball, jusqu'au récent succès des Gouttes de Dieu. Cet historique très raccourci se déroule jusqu'à une ponctuation étonnante, je cite :
La bande dessinée japonaise sort du carcan qui la cantonnait au loisir pour adolescent attardé.
La vidéo complète (1'51) est visible au sein de l'article original, et pour celles et ceux qui veulent l'entendre de leurs propres oreilles, la phrase en question est prononcée à 57 secondes de la vidéo.
Évidemment, comment ne pas s'outrer que l'on puisse penser et surtout prononcer une telle idée ? Certes Françoise Dargent, pourtant journaliste au Figaro Littéraire, ne semble absolument pas experte au sujet du manga ou même de la bande dessinée en général. Selon ses propos qui enchaînent :
Les éditeurs rattrapent leur retard en publiant les classiques, comme Osamu Tezuka, le père d'Astro Boy [...]
N'ai-je pas lu dès 1996 chez Glénat, pourtant, des milliers de pages de Bouddha, Black Jack, Le Roi Léo ou encore Astro Boy qu'elle cite justement ?
[...] ou en éditant des manga dits d'auteur.
Chez ce même Tezuka, je découvrais L'Histoire des 3 Adolf il y a de ça quatorze ans. Ou encore les œuvres de Taniguchi chez Casterman dès 1995. La seconde moitié des années '90 a vu la publication en France de Taiyô Matsumoto (Amer Béton) ou encore de Yoshiyuki Sadamoto (Evangelion). Comme manga pour enfants, on a vu plus accessible...
En France [...] on découvre désormais Naoki Urasawa, qui écrit des séries policières comme Pluto
Urasawa a été publié chez Glénat en 1998 (Pineapple Army), puis chez Kana dès 2001 (Monster) et Panini Comics dès 2002 (20th Century Boys). Sa découverte par le public français ne date donc pas de récemment...
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Je ne ne pensais pas, en 2012, que l'on puisse encore avoir une vision aussi rétrograde du manga, alors que :
- en 2002, le genre représentait déjà 25% des nouveautés de la bande dessinée en France
- en 2003, il y a bientôt dix ans, le très sérieux Festival d'Angoulême remettait le prix du scénario à Quartier Lointain (et une mention spéciale à Bouddha dès 1999, ainsi que le Japon comme pays invité en 2001)
- en 2005, plus de manga ont été édités en France que de bandes dessinées traditionnelles
- en 2006, avec treize millions d'exemplaires vendus, la France devenait le deuxième pays consommateur de manga au monde, après le Japon et devant les États-Unis (via)
Ça en fait des "adolescents attardés", n'est-ce pas Françoise Dargent ? Il serait temps de se mettre à la page avant de lancer de telles inepties... On se croirait revenus au temps de la chasse aux sorcières des "japoniaiseries" de Ségolène Royal et des séries violentes du Club Dorothée.
Que penser, enfin, de l'utilisation de l'adjectif "attardé" comme terminologie pour qualifier les supposés jeunes lecteurs de manga ? Fallait-il, jusqu'à présent, accuser d'un retard de développement intellectuel, ou être atteint de handicap mental pour apprécier le genre manga ? Quelle maladresse...
Entre ça et les "jeux vidéo à la c.." de Laure Manaudou, ce n'est pas la bonne semaine pour la culture populaire japonaise !
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Je tiens à préciser que mon avis sur la question est tout à fait indépendant de la coloration politique du Figaro. Ma réaction aurait été tout aussi outrée si l'idée avait été soutenue par un(e) journaliste de Libération, du Monde ou tout autre journal à diffusion médiatique importante.
Y a-t-il eu dérapage selon vous ?