Souvenirs Goutte à Goutte (analyse)
Omohide Poro Poro (Isao Takahata - 1991)
Adaptation d’un manga nostalgique
Œuvre parmi les moins connues de la filmographie du Studio Ghibli, Omohide Poro Poro (aussi connu sous le titre de Souvenirs Goutte à Goutte) est un long-métrage de Isao Takahata, basé sur un manga éponyme dont on doit l’histoire à Hotaru Okamoto et les dessins à Yûko Tone. Ce manga est paru en 1988 au Japon.
Les linguistes en japonais auront remarqué que dans le titre original, le mot « souvenir » est écrit おもひで omohide et non 思い出 omoide. Il s’agit de l’ancienne graphie du mot, qui se prononce également « omoïdé ». Quant à poro poro, il s’agit d’une onomatopée pour les choses qui tombent une par une, telles que les larmes.
L’histoire du manga présente différentes saynètes indépendantes, en s’arrêtant dans chaque chapitre sur une anecdote de la vie quotidienne de Taeko, 11 ans. Ces souvenirs nostalgiques dévoilent avec précision des éléments de l’époque où a grandi l’auteure, en particulier l’année 1966 qu’elle se remémore, tels que des émissions de télé, films, chansons, mode, etc. Toutefois, sans fil conducteur propre, l’adaptation en long-métrage était difficile à réaliser. Takahata a donc choisi d’écrire une métahistoire de Taeko en 1982.
Dans la version du Studio Ghibli, on aperçoit donc rapidement la Tokyo de 1982, mais l’essentiel de l’action se déroule dans la préfecture rurale de Yamagata, à plus de trois cents kilomètres au nord de la capitale.
Trouver sa place en tant que femme dans la société japonaise
Au début du film, Taeko précise à son patron qu’elle part pour dix jours de congés dans la campagne de Yamagata. A 27 ans, elle est toujours célibataire mais ne s’en inquiète pas particulièrement ; ce voyage est d’ailleurs l’occasion d’esquiver une rencontre arrangée par sa mère. Son emploi de critique littéraire dans un journal ne la satisfait pas, elle profite donc de ses vacances pour rendre visite à la belle-famille de sa sœur Nanako et participer à la récolte de carthame, une fleur utilisée pour la teinture.
Ce voyage est l’occasion de faire ressurgir des anecdotes de son enfance, lorsqu’elle était en CM2. Visuellement dans le film, cela se traduit par un clivage graphique assez marqué. En 1982, les décors photo-réalistes confinent presque au documentaire, les visages sont marqués et les dialogues en synchronisation labiale. En 1966 au contraire, comme pour accentuer l’effet nostalgique du souvenir, les décors à l’aquarelle se remplissent de couleurs pastel, se parent d’un vignettage onirique et les traits en général sont doux et arrondis, plus proches du manga original. Quoi qu’elle le veuille, la vie présente de Taeko est terriblement ancrée dans la réalité, à une période où elle fait face à des pressions de la société sur son mariage et l’ouverture d’un nouveau chapitre de sa vie, mais aussi pour elle sur sa capacité à faire un choix et réorienter son existence. Son caractère rêveur, sans les réfuter, occulte ces questions et regarde avec nostalgie l’insouciance d’une période de sa vie que, malgré quelques petits regrets qu’elle accepte, elle envie quelque part.
Cette place délicate de la femme japonaise dans la société est renforcée par la position très autoritaire et froide du père, qui n’hésite pas à asseoir une forme de domination sur la cellule familiale composée exclusivement de femmes (le foyer est composé de son épouse, les trois filles et la grand-mère). Ainsi, il stoppe net toute volonté de Taeko d’embrasser une carrière artistique au théâtre, quel que fût le soutien apporté par le reste de la famille. Sa décision tranchée est définitive et absolue. Dans ce cadre, il est amusant de savoir qu’Omohide Poroporo a été adapté en comédie musicale au théâtre au Japon, en 2011 et 2012 !
Dans la version américaine ci-dessus (intitulée Only Yesterday) sortie début 2016, Taeko est doublée par Daisy Ridley, l'héroïne de Star Wars épisode VII.
Le clivage urbain / rural
A travers Taeko, c’est également tout un regard sur la campagne (japonaise) qui est proposé. Native de Tokyo, la protagoniste a toujours eu un regard bienveillant sur le monde rural, qu’elle aurait tendance à considérer comme un échappatoire qu’elle n’a pas toujours eu étant enfant. Cependant, elle découvre petit à petit les limites de ce comportement.
D’abord, dans la station de ski de Zaô qu’elle visite avec Toshio, pleine de touristes. Ensuite, dans la vision globale que les citadins ont de la campagne, comme un habitat naturel vierge mais exploité, éloignée de celle des paysans comme Toshio qui y voient des zones façonnées au besoin de l’homme notamment pour le travail de la terre. A travers les bouleversements qu’ont connu ces paysages, c’est l’exode rural et tout un clivage de comportements de la société japonaise qui est évoqué. Il y a aussi le regard potentiellement rétrograde que peuvent porter les urbains sur les ruraux ; pourtant, Toshio montre un fort intérêt intellectuel et technologique dans l’agriculture biologique qui respecte environnement et bien-être, et dont les citadins sont peu informés.
Enfin, face à son choix, Taeko comprend qu’on n’aborde pas la campagne de la même manière, selon qu’on y vient pour décompresser, ou qu’on y vit au quotidien. C’est une forme d’allégorie du choix nouveau offert à la femme japonaise, mis en parallèle de celui de sa mère, bornée à suivre l’autorité et les décisions de son mari sans jamais les remettre en cause, quelle que soit leur légitimité. Lorsqu’elle connaissait une baisse de moral étant enfant, elle se remotivait avec la chanson de la très célèbre émission de l’époque « Hyokkori Hyotan-jima ». Désormais adulte proche de la trentaine, Taeko comprend qu’elle doit assumer des décisions qui vont peser et impacter directement sur son avenir.
Une fin volontariste
La fin de Souvenirs Goutte à Goutte ouvre sur un happy-end. Taeko fait la paix en comprenant, grâce aux explications de Toshio, le comportement d’Abe qui n’avait pas voulu lui serrer la main. Portée par son moi de 11 ans et ses anciens camarades de classe, elle fait le choix de ne pas retourner à Tokyo, probablement pour rester vivre à la campagne.
Le ai ai gasa (« parapluie de l’amour »), représentation japonaise du cœur dans lequel sont gravés le nom de deux amoureux, n’est plus crayonné sur le mur des pervers, avec son premier amour timide, le joueur de baseball Hirota. Celui-ci a laissé place à un Toshio volontaire, et le parapluie est désormais porté dans le fantasme par les enfants de son souvenir.
Taeko a su raccorder les périodes, faire « la paix » avec certains de ses souvenirs et suivre ce que son cœur lui réclamait. Elle pourra donc désormais s’assumer en tant que jeune femme qui trouve sa place dans la société.