Kill Bill Vol.1
Animation de Quentin Tarantino (IG / 4°C)
Cet article a été proposé dans le cadre de soutenances universitaires orale et écrite, et rédigé conjointement avec Tiphaine BODIN et François THIBAUD.
La scène, d'une audacieuse conception stylistique, fut commandée au grand studio d’animation japonais Production I.G, qui a été associé à certains des animés phares les plus originaux de la dernière décennie. Pour les plus marquants, l'on pensera à Jin Rô, Tennis no ôjisama, Sakura 🌸 Taisen, Ghost in the Shell et Innocence ainsi que leur série Stand Alone Complex, Furi Kuri, Blood The Last Vampire ou encore Patlabor beaucoup plus tôt. Tarantino déclare au sujet de Production I.G : "J'adore l'animation japonaise et il n'était pas question que je délègue l'épisode à ces gars, malgré toute l'admiration que je leur voue. Non, je tenais à m'éclater moi aussi sur un dessin animé."
Puisqu'il savait déjà exactement ce qu'il voulait concernant l'animation de cette séquence, il réalisa un script détaillé qu'il interpréta devant les animateurs de Production I.G. Après cette séance de six heures, il épaula les animateurs pour la réalisation des story-boards définitifs. C'est Katsuji MORISHITA, épaulé par Kazuto NAKAZAWA (deux des directeurs d'animation du studio I.G), qui dirigera l'ensemble de l'animation de cette séquence.
Décomposée en 4 séquences, l’animation a nécessité 1 an de travail. Elle relate le douloureux passé d’Oren-Ishii, l'une des futures rivales de "la mariée" (Uma Thurman). Elle met en scène le meurtre sauvage des parents de la jeune fille par la mafia japonaise (les yakuza) à 9 ans, sa vengeance à 11 ans, puis sa conversion en sniper à l'adolescence. Elle vise alors la place de chef des yakuza de Tokyo.
Caractéristiques techniques
La technique utilisée pour cette séquence de Kill Bill Vol.1 tranche avec ce qui est traditionnellement constatable en matière d'animation, a fortiori de japanimation. Ce style est retrouvé dans la nouvelle vague d'animation japonaise, qui se veut beaucoup plus artistique et moins figée que ce qui est fait traditionnellement (d'aucuns préféreront l'expression "à la pelle"). L'on retrouve ce style dans les créations de WATANABE Shin'ichirô, notamment ses deux essais dans Animatrix et en particulier Kid's Story. Il faut mettre en parallèle à ce sujet la répartition 2D/3D du travail : l'ensemble de la pré-production et de l'animation seront réalisées manuellement, avant d'avoir recours à l'infographie en post-production uniquement pour éroder et homogénéiser le résultat. Si la séquence aurait été plus facilement animée en full 3D, Tarantino a choisi la 2D pour ne pas s'éloigner de l'esthétique globale du film et ses parties live. De plus, la 2D a permis une meilleure gestion du rythme des mouvements.
Les caractéristiques résident d'une part dans les décors très simples, qui permettent une mise en avant efficace des personnages, et dans le traitement des colorisations de ces derniers. Si les contrastes marqués des couleurs ou l'utilisation d'aplats pour renforcer les zones d'ombres accentuent la signature stylistique de l'animation, c'est principalement le traitement des contours qui favorisera l'impression de mouvement de l'ensemble : des bordures en mouvance constante, des trames qui suivent les déplacements à la BILAL. Dans l'ensemble le trait reste simple mais, malgré l'accentuation des pliures de peaux et de vêtements, ressemblera à une volonté d'animer un manga. A ce sujet, l'on notera qu'Oren laissera échapper quelques mots inaudibles, mais représentés car littéralement écrits dans le cadre.
D'autre part, l'on remarque que la séquence est très homogène dans son rythme. Mis à part quelques rares et furtifs ralentissements descriptifs, les différentes scènes possèdent un rythme effréné appuyé par les techniques suivantes :
- un montage rapide qui insiste sur les mouvements (accompagnement des frappes version Fight Club et Snatch, dont Morishita ne se cache pas de s'être inspiré) voire les allers-retours des "caméras" ;
- une maîtrise des perspectives sur les membres en élongation ;
- des ralentissements parfois presque indicibles lors des coups, et une accentuation de ceux-ci à l'aide de retentissements sourds ;
- l'utilisation juste du flou artistique sur les seconds plans voire certaines parties des protagonistes pour recentrer le spectateur sur les intérêts principaux.
Dans le même style, mais encore plus déjanté et rapide, il est intéressant de mettre en lien FLCL - Furi Kuri, réalisé également par Production I.G.
Plus globalement, l'on remarquera également que les "caméras" ne sont jamais fixes, il y a toujours un minimum de mouvement, des zooms et dézooms plus ou moins rapides et importants, des flous, etc. Cela donne un certain rythme à l'ensemble de la séquence et la rapproche encore des images filmées. Dans l'ensemble, les fractures rapides entre les rythmes d'animation et le style intrinsèque de l'essai rappelleront les créations du célèbre studio d'animation japonais Sunrise et, encore une fois, WATANABE avec notamment Cowboy Bebop et le récent Samurai Champloo.
Analyse de l’extrait
Rupture dans le scénario : passage du live à l'animation
L’animation fait partie intégrante du film Kill Bill, il s'agit d'un format particulier d'incrustation dans la mesure où il n'y a aucune association directe entre les images animées et les images filmées. Elles ne sont pas simultanément présentes à l'écran. La partie animée est une fin en soi, un dessin animé à part entière. Le seul lien entre la partie animée et la partie live réside en fait dans le scénario. Après plus d'une demi-heure de film, l'animation s'inscrit comme une rupture au sein du film. En effet, la séquence animée représente un flash-back. Ce retour dans le passé sert à la fois le spectateur et le personnage de fiction dont il est question dans cette séquence, à savoir Oren-Ishii. De fait, le flash-back permet au spectateur de comprendre le personnage d'Oren-Ishii et à cette dernière de matérialiser ses souvenirs d'enfance.
* Pour le spectateur
L'animation permet de marquer précisément la rupture entre le présent (images filmées) et le passé (images animées). Alors que le cinéma traditionnel attaquerait un flash-back par un flou ou bien encore un noir et blanc, le réalisateur le présente ici de manière anti-traditionnelle. Sans l'animation, l'opposition passé/présent n'aurait pas été assez marquée de manière aussi originale. Ainsi, le recours à l'animation prend tout son sens dans le film grâce à cette rupture. D'autant plus que le style visuel de ce que l'on peut voir du début du film jusqu'à cette séquence n'est pas modifié. Le spectateur perçoit la rupture temporelle sans pour autant être troublé par le changement que représente l'animation.
* Pour Oren-Ishii
D'un point de vue occidental, la séquence animée possède les caractéristiques d'un dessin animé traditionnel. Dans la société occidentale, le dessin animé est attribué à l'enfance. On peut donc considérer la séquence animée de Kill Bill comme un symbole de l'enfance, d'autant plus quelle raconte la jeunesse d'un personnage du film. Ainsi, on peut estimer que ce flash-back, réalisé avec des images animées et non filmées, est en fait une représentation mentale des souvenirs d'Oren-Ishii. Elle na pas le regard critique sur son propre passé, elle se le remémore avec ses yeux d'enfant. La représentation quelle a de cet épisode provient de son imaginaire, de la façon dont elle perçoit son passé. L'utilisation d'images filmées aurait peut-être rendu la séquence trop crue ou trop vraisemblable.
Une animation adéquate à l'histoire quelle raconte et au reste du film
L'insertion de l'animation relatant l'histoire d'Oren-Ishii, peut surprendre et montrer cette séquence comme une partie totalement détachée du film. En effet, on peut dans un premier temps se demander si le réalisateur n'a pas voulu faire une pause dans l'esprit du spectateur. Dans un second temps, on peut s'interroger sur la réelle nécessité de cette technique d'animation, mais aussi si celle-ci peut nuire à la fluidité stylistique du film.
Quentin Tarantino, réalisateur des deux volumes de Kill Bill, affirme que sa volonté a bien évidemment consisté en la conception d'une séquence animée en parfaite adéquation avec le reste du film. Ainsi, plusieurs thèmes traités dans le live sont présents dans l'animé. La violence, le meurtre, la vengeance, les effusions de sang sont les liens qui rattachent l'animation au live. Cette séquence s'inscrit donc idéalement dans l'atmosphère distillée tout au long du film et ne dénature absolument pas le style de l'ensemble du film. En fait, ce qui peut sembler comme une pause dans le scénario n'en n'est pas une.
D'autre part, la technique d'animation est aussi au service du style donné à la scène. Quoi de mieux qu'une animation japonaise pour raconter l'histoire d'une femme d'origine asiatique. En effet, l'animation présentée dans Kill Bill renvoie à la tradition des dessins animés japonais. Bien que sino-américaine, Oren-Ishii a passé la plus grande partie de sa vie à Tokyo, capitale nippone. Elle ne tardera pas à s'imposer à la tête de la mafia japonaise, et se fera même appeler "The Queen of the Tokyo underground". La technique d'animation est ainsi en adéquation avec le personnage dont elle fait le portrait. L'animé contribue donc à rendre le scénario crédible.
En ce sens, on peut parler d'homogénéité entre la partie live et la partie animée du film. L'introduction de la séquence animée au sein du film s'avère fluide et convaincante. Selon Tarantino, "Cela fonctionne parce que j'aurais tourné la scène en live de la même manière. La continuité est respectée."
Atténuation de la réalité
Cette séquence animée aborde deux thèmes difficiles, à savoir ceux du meurtre et de la pédophilie. Ces deux thèmes, plutôt obscurs, restent difficiles à retranscrire dans le cinéma live, en témoigne la quasi absence de films traitant le thème de la pédophilie.
Il est vrai que l'animation au sein de Kill Bill reste nippone, culture particulière où la violence est plus facilement retranscrite et acceptée que dans la culture européenne. En effet, si les japonais se refusent eux aussi à représenter la violence dans le cinéma live, l'animation est un moyen d'adoucir cette violence.
Le film réutilise donc ici une forme de création artistique préexistante (l'animation) pour présenter cette violence. Cela permet de diffuser une scène qui n'aurait pas pu être filmée, ou qui aurait été plus difficile à accepter, filmée en live. Paradoxalement, grâce à l'animation, cette violence peut sembler exagérée (les effusions de sang, la douleur du pédophile lorsque Oren-Ishii le transperce avec son sabre) sans pour autant paraître insupportable ou inspirer le dégoût.
Conclusion
Non seulement, cette animation conforte le style du film (vision asiatique), mais le réalisateur n'aurait pas pu mettre en scène le même scénario sans cette séquence. MORISHITA dira à son sujet: “Ces quatre séquences auraient été extrêmement difficiles à filmer en live. Cela aurait demandé un travail supplémentaire et un budget conséquent ”.