Archipel d'Ogasawara (Tokyo), observation des baleines

Paul Watson et la vendetta japonaise

🐋 Bras de fer sur fond de chasse à la baleine

⏱ 10 minutes

Le militant Ă©cologiste Paul Watson a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au Groenland le 21 juillet 2024 alors qu’il faisait route pour contrer le Kangei Maru, nouveau fleuron de la flotte baleiniĂšre japonaise. Sa dĂ©tention a Ă©tĂ© prolongĂ©e dĂ©but septembre, dans l’attente de la dĂ©cision de la justice danoise concernant une demande d’extradition au Japon, qui sera rendue le 2 octobre.

L’arrestation de Paul Watson a provoquĂ© un tollĂ© international et plusieurs pĂ©titions ont Ă©tĂ© lancĂ©es pour demander sa libĂ©ration. L’évĂ©nement rappelle que le Japon a officiellement repris la chasse Ă  la baleine 🐋 Ă  des fins commerciales depuis 2019 et que c’est un des 3 derniers pays, avec l’Islande et la NorvĂšge, Ă  toujours la pratiquer.

La chasse Ă  la baleine : une pratique ancienne et universelle

🌍 Dans le monde

La chasse de la baleine est une pratique de longue date partout dans le monde, qui a atteint son apogée avec la chasse industrielle au début du XXe siÚcle. L'animal était recherché pour son huile, dont le rÎle était crucial dans l'économie, mais aussi pour la quantité de viande qu'il pouvait procurer, et l'ensemble de sa carcasse était exploitée et transformée.

ConsĂ©quence de cette pĂȘche intensive, les baleines commencent Ă  se rarĂ©fier et les premiĂšres conventions internationales de rĂ©gulation de la chasse sont promulguĂ©es dĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Commission BaleiniĂšre Internationale (en anglais : International Whaling Commission) est ainsi crĂ©Ă©e en 1948, sous l’égide de l’ONU, et met en place des quotas de pĂȘche afin de gĂ©rer cette ressource. En 1986, les 3/4 des membres de l’organisme appliquent un moratoire contre la chasse commerciale de la baleine, toujours en vigueur aujourd’hui. Seuls la NorvĂšge, l’URSS et le PĂ©rou refusent de s’y soumettre et le Japon finit par accepter le moratoire mais en l’adaptant Ă  sa propre interprĂ©tation.

ChĂąteau de Kochi, diorama sur la tradition de la chasse Ă  la baleine au Japon 2

đŸ‡ŻđŸ‡” Au Japon

La pĂȘche baleiniĂšre a longtemps figurĂ© parmi les traditions locales de l'archipel, procurant une ressource alimentaire essentielle Ă  la vie de nombreux villages.

AprĂšs-guerre, le pays Ă©puisĂ© se repose en partie sur la viande des mammifĂšres marins pour subvenir aux besoins de sa population. La consommation atteint son sommet en 1962, avec 233.000 tonnes par an, puis dĂ©cline rapidement avec la disponibilitĂ© croissante d’autres sources de protĂ©ines, moins chĂšres et plus simples Ă  produire (poulet, bƓuf, etc.).

Si dans les annĂ©es 1980, le Japon renonce officiellement Ă  la pĂȘche commerciale, il continue de capturer des cĂ©tacĂ©s, certes Ă  moindre Ă©chelle (un quota de 1.035 cĂ©tacĂ©s par an) et sous le couvert de pĂȘche scientifique, pratiquĂ©e notamment dans l’OcĂ©an Austral (Antarctique) et dans le nord-ouest du Pacifique.

Or la viande Ă©tait ouvertement revendue pour la consommation, si bien qu’en 2014, l’ONU condamne la pĂȘche Ă  la baleine pratiquĂ©e par le Japon et lui interdit de chasser dans les eaux entourant l’Antarctique. Le Premier Ministre de l’époque, Shinzo Abe, en prend acte tout en rĂ©itĂ©rant que chasser la baleine est un Ă©lĂ©ment constitutif de la culture japonaise, et en persistant Ă  revendiquer la nĂ©cessitĂ© des prĂ©lĂšvements scientifiques pour une meilleure gestion des ressources, en vue d’une reprise de la pĂȘche commerciale.

Celle-ci devient effective en 2019, uniquement dans les eaux territoriales de l’archipel, aprĂšs le retrait du Japon de la Commission BaleiniĂšre Internationale. Les autoritĂ©s japonaises justifient la reprise de la pĂȘche commerciale par l’argument de l’identitĂ© nationale : la pĂȘche est constitutive de la culture nippone. Le but serait aussi d’assurer l’autosuffisance alimentaire du pays, arguant de son manque de ressources agricoles. Le gouvernement vise Ă©galement l’augmentation de la consommation de la viande de baleine auprĂšs des femmes et des enfants, mais aussi auprĂšs des touristes, auxquels elle est prĂ©sentĂ©e comme une expĂ©rience culturelle. Si la pĂȘche "scientifique" a cessĂ© dans les eaux australes depuis 2016, le Japon compte bien y reprendre cette activitĂ© dans un but commercial Ă  partir de 2025, grĂące au Kangei Maru.

L’incomprĂ©hensible retour de la chasse Ă  la baleine

Si l’argument de la valeur culturelle de cette pĂȘche est difficile Ă  rĂ©futer, il faut noter que pour la plupart des Japonais, la viande de baleine ne fait plus partie de l’alimentation courante depuis les annĂ©es 1970 et qu’aujourd’hui, la plupart d’entre eux n’en ont jamais consommĂ© (environ 2.000 tonnes par an le sont actuellement, soit moins de 24g par personne !).

On peut Ă©galement se questionner sur l’intĂ©rĂȘt de relancer la consommation d’une ressource fragile : dĂ©jĂ  largement dĂ©cimĂ©s par la pĂȘche intensive du dĂ©but du XXe siĂšcle, les cĂ©tacĂ©s doivent aussi faire face aux dangers dus aux activitĂ©s humaines en mer (collisions avec bateauxÂ đŸ›„ïž, pollutions) ainsi qu’au changement climatique. Si le Japon ne chasse plus de grand cachalot (classĂ© espĂšce "vulnĂ©rable") depuis 1988, depuis la reprise de 2019 il a inscrit Ă  son tableau de chasse :

  • la baleine de Minke (espĂšce "quasi menacĂ©e" dans les mers de l’hĂ©misphĂšre sud) ;
  • le rorqual borĂ©al (25 individus par an, espĂšce classĂ©e "en danger") ;
  • et le rorqual de Bryde (classĂ© "prĂ©occupation mineure", 187 individus par an depuis 2019).

En septembre 2024, le Kangei Maru a aussi tuĂ© 5 rorquals communs en vue d'atteindre un quota de 49, une premiĂšre depuis 50 ans. Parmi les plus gros cĂ©tacĂ©s de la planĂšte, ils font partie des espĂšces classĂ©es "vulnĂ©rables" et leur chasse est strictement interdite par le moratoire de 1986. Kyodo Senpaku, l’armateur du navire-usine, estime que leurs prĂ©lĂšvements ne menacent pas les espĂšces, s’appuyant sur des donnĂ©es d’organismes japonais.

Ajoutons que les baleines ont un taux de reproduction trĂšs bas comparĂ© Ă  d’autres espĂšces, ce qui ne permet pas un renouvellement rapide de leur population.

Sur le plan purement gastronomique, seuls quelques morceaux prĂ©cis (le lard et certaines parties de la queue) sont apprĂ©ciĂ©s des gourmets, le reste de la viande apportant peu de valeur ajoutĂ©e Ă  un plat, mĂȘme sur le plan nutritionnel, Ă  tel point qu’elle Ă©tait utilisĂ©e autrefois pour la nourriture animale. La viande prĂ©levĂ©e trouve Ă©galement peu d’amateurs car elle contient d’importants taux de mĂ©taux lourds, nocifs Ă  la santĂ©.

Tsukishima Monja Street (Tokyo), distributeurs automatiques de viande de baleine congelée de l'entreprise Kyodo Senpaku

MalgrĂ© les critiques et condamnations de la communautĂ© internationale, le Japon a donc repris la pĂȘche commerciale en 2019 et a lancĂ© en mai 2024 un navire-usine dernier cri, le Kangei Maru. PropriĂ©tĂ© de la sociĂ©tĂ© Kyodo Senpaku, il est capable de traiter des baleines de 70 tonnes. Le premier spĂ©cimen capturĂ© par le Kangei Maru, en vente au marchĂ© de Toyosu Ă  la mi-septembre, a Ă©tĂ© tuĂ© dĂ©but aoĂ»t et pesait 55 tonnes pour prĂšs de 20 mĂštres de long.

L’activisme de Paul Watson

Présentation de Paul Watson et Sea Shepherd

Le capitaine Paul Watson est un marin et militant Ă©cologiste de longue date. Il a ƓuvrĂ© au sein de Greenpeace dans les annĂ©es 1970, lors d’actions de protestation contre les essais nuclĂ©aires ou pour la protection de mammifĂšres marins (phoques, baleines). Il fonde Sea Shepherd Conservation Society en 1977, en raison de divergences sur les moyens d’action : Greenpeace est attachĂ©e Ă  la non-violence, tandis que Watson prĂŽne une "violence non agressive" en visant les biens mais pas les personnes. Cela passe concrĂštement par le sabotage de navires, le blocus de ports pour empĂȘcher une flotte baleiniĂšre de prendre la mer, ou l’interposition physique entre les chasseurs et leurs proies par exemple.

L’ONG Sea Shepherd est aujourd’hui reconnue internationalement, travaillant souvent avec les gouvernements, et a Ă©tabli une 40aine de branches locales dans de nombreux pays. S’appuyant sur les conventions internationales de protection de la nature et de la biodiversitĂ©, l’ONG milite :

  • contre la chasse Ă  la baleine, aux dauphins et aux phoques ;
  • contre la pĂȘche illĂ©gale et la surpĂȘche ;
  • pour la protection des requins et du thon rouge ;
  • et pour fin de la captivitĂ© des cĂ©tacĂ©s dans les parcs animaliers.

Ses mĂ©thodes radicales valent Ă  l’ONG et Ă  ses volontaires les qualificatifs d'"Ă©co-guerriers" ou d’"Ă©co-terroristes" selon les points de vue.

Paul Watson et le Japon : une longue histoire

Depuis 2022 et son Ă©viction des instances dirigeantes de Sea Shepherd, Paul Watson continue son action au travers de l’organisme qui porte son nom : Captain Paul Watson Foundation. C’est dans ce cadre qu’il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au Groenland, en route pour s’opposer Ă  la premiĂšre campagne du Kangei Maru, les autoritĂ©s danoises rĂ©pondant Ă  une notice d’Interpol Ă©mise Ă  son encontre Ă  la demande des autoritĂ©s japonaises depuis 2012.

Sea Shepherd et Paul Watson ont en effet un long historique de confrontations avec les baleiniers japonais, confrontations qui se sont intensifiĂ©es depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000 : les volontaires de Sea Shepherd s’interposant physiquement entre les navires harponneurs et les baleines, ou aspergeant la chair des baleines capturĂ©es d’acide butyrique afin de la rendre impropre Ă  la consommation humaine. Si la flotte de l’ONG subit des pertes matĂ©rielles, il en va de mĂȘme pour les baleiniers, et ces opĂ©rations visent Ă  dĂ©courager les campagnes de chasse en les rendant dĂ©ficitaires par manque de prises.

Archipel d'Ogasawara (Tokyo), observation d'un groupe de dauphins

Arrestation de Paul Watson : motifs et implications

Les chefs d’accusation japonais concernent un incident intervenu lors d’une campagne de 2010, un volontaire de Sea Shepherd dĂ©tenu au Japon accusant Paul Watson d’avoir ordonnĂ© l’abordage d’un navire japonais. L’enquĂȘte internationale n’a pas abouti, notamment en raison du refus de coopĂ©rer de la part des autoritĂ©s japonaises. NĂ©anmoins, Ă  la suite de cette affaire, le Japon obtient une notice rouge d’Interpol (sorte d’avis de recherche international) Ă  l’encontre de Paul Watson.

Celui-ci est arrĂȘtĂ© une premiĂšre fois en Allemagne en 2012, mais il parvient Ă  s’enfuir et rejoint la flotte de Sea Shepherd pour une nouvelle opĂ©ration de protection des baleines dans l’OcĂ©an Austral. C’est Ă  la suite de la rĂ©tractation de son accusateur qu’il peut rentrer aux USA quelques temps plus tard sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©.

Les risques de jurisprudence

Si la demande d’extradition du Japon aboutit, Paul Watson risque 15 ans de prison, ce qui Ă©quivaut quasiment Ă  une sentence Ă  vie pour l'homme de 73 ans. Mais au-delĂ  de cette personnalitĂ© radicale et parfois controversĂ©e, les partisans de la cause Ă©cologique et animale craignent que ne s’établisse une jurisprudence, qui criminaliserait les militants et entraverait leurs actions.

Les militants Ă©cologistes, et notamment Sea Shepherd France, dĂ©noncent aussi une collusion des pays chasseurs de dauphins 🐬 : le Japon la pratique dans la baie de Taiji et le Danemark aux Îles FĂ©roĂ©. Rappelons que le Groenland est un des pays constitutifs du Royaume du Danemark.

Ils notent Ă©galement que la chasse Ă  la baleine au Japon est une industrie subventionnĂ©e par l’État, et certains avancent mĂȘme qu’elle aurait des liens avec les yakuza, le crime organisĂ©. Toujours selon Sea Shepherd France, l’arrestation de Paul Watson coĂŻnciderait avec la volontĂ© nippone de reprendre dĂšs 2025 la chasse commerciale dans l’OcĂ©an Austral, un sanctuaire baleinier oĂč cette activitĂ© est interdite.

Paul Watson rĂ©sidant en France depuis 2023, le prĂ©sident Emmanuel Macron s’est engagĂ© soutenir le dĂ©fenseur des baleines. Et si cette dĂ©claration est apprĂ©ciĂ©e par le principal intĂ©ressĂ©, les militants estiment que le dirigeant français s’adonne au greenwashing, se basant sur les actions peu Ă©cologistes de son gouvernement au cours des derniĂšres annĂ©es, sans parler des turbulences politiques actuelles qui relĂšguent toute rĂ©elle implication au second plan.

Les avocats de Paul Watson sont quant Ă  eux raisonnablement optimistes, estimant qu’une extradition irait Ă  l’encontre de la propre Constitution du Danemark et de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme. Ils mettent aussi en doute le bien-fondĂ© de l’usage de la notice d’Interpol dans cette affaire.

Le 2 octobre 2024, le ministĂšre de la justice danois rejĂšte la demande de remise en libertĂ© de Paul Watson et prolonge sa dĂ©tention de 3 semaines, jusqu'au 23 octobre, date Ă  laquelle la dĂ©cision concernant son extradition ou non au Japon doit ĂȘtre finalement prise.

Mis à jour le 03 octobre 2024 Japan’s Vendetta Against Paul Watson