Le marasme du soft power japonais
Culture populaire japonaise : exportation et rayonnement
Avant de démarrer, il est sans doute bon de rappeler ce qu'est le soft power ou puissance douce. Imaginé par le professeur américain Joseph Nye en 1990, il se rapporte aux pouvoirs de cooptation qui favorisent l'image d'un état et sa réputation à l'international. Ciblant d'abord la force de frappe des États-Unis, le concept a pu être associé à d'autres exemples dans le monde, et la culture japonaise en est un témoignage frappant, nonobstant sa faiblesse politique.
L'apanage du soft power nippon remonte autour des années 1980, avec la localisation en masse de produits de sa culture populaire. Son développement a été tel que le Japon est devenu le deuxième pays exportateur de biens culturels au monde, favorisant de nombreuses envies de voyage au Japon. À noter que la France fait partie des pays occidentaux assurant un lien des plus ténus avec le Japon sur ces deux sujets, en particulier la consommation de culture populaire japonaise.
Le gouvernement japonais s'aperçut évidemment, quoique tardivement, du cheval de Troie que constituait le soft power pour se répandre à l'international ; il imagina alors en 2002 le "Cool Japan" visant à favoriser ces exportations, le rayonnement de sa culture et la prescription de tendances nippones... avec plus ou moins d'efficacité.
Si le Japon est toujours "cool" en ce sens qu'il continue à susciter un intérêt gigantesque de par le monde, il semble montrer depuis quelques années certains signes de faiblesse dont les causes sont multiples. J'ai choisi d'aborder cette thématique à travers deux exemples factuels et frappants et que je connais le mieux. Bien entendu, ceux-ci ne prétendent pas être exhaustifs ni dépasser le cadre de l'analyse personnelle.
Manga et japanimation
En France
Parmi les signes sur lesquels il s'avère difficile de faire illusion, il y a la question statistique. Et sur ce plan, le manga papier semble en berne depuis quelques années. En France les ventes de manga, au plus fort en 2008, n'ont jamais cessé de chuter depuis. Il s'en vendait 15,1 millions d'exemplaires cette année-là. En 2012, les instituts Acbd et Gfk ont dénombré :
- 13,2 millions de manga vendus (soit -5,6% par rapport à 2011 et -12,6% par rapport au record de 2008) ;
- un chiffre d'affaires global en recul de 3,8% par rapport à 2011 ;
- mais 1621 tomes parus, c'est à dire 6,6% de plus qu'en 2011 (dans un marché global de la BD qui poussait à +4,3% dans le même temps).
Le manga a-t-il atteint son point de saturation en France ? Le constat est édifiant : malgré une inondation du marché, les ventes et le CA baissent inexorablement. Au milieu des années 2000, le manga était le genre BD (y compris les comics) le plus vendu en France. Depuis 2006, sa part n'a cessé de fondre : de 45 à 39%.
Près d'un tiers des manga vendus en France en 2012 appartenaient à seulement quatre séries phares, dans l'ordre : l'écrasant One Piece (15% à lui seul !) puis Fairy Tail, Naruto et Bleach. Preuve de l'essoufflement, le pépé Dragon Ball est 5è du classement. Pas étonnant que 68,5% des ventes relèvent du shônen, un genre qui a tendance à tourner en rond depuis son avènement dans les années 1990.
D'autant que le trio de tête des éditeurs représente plus de 60% de toute vente manga en France, dans l'ordre : Glénat à 28,4%, puis ex-aequo Pika et Kana avec 16,2% chacun.
Au Japon
Les statistiques de l'institut Oricon donnent, eux, les chiffres précis des meilleures séries vendues en 2012 au Japon :
- One Piece avec 23,5 millions d'exemplaires écoulés
- Kuroko no Basket (8,1M)
- Naruto (6,5M)
- Uchû Kyôdai / Space Brothers (5,4M)
- Fairy Tail (4,1M)
Chaque nouveau tome de One Piece s'écoule en moyenne à trois millions d'exemplaires au Japon, et la série phare continue de dominer outrageusement les classements. Mais cela ne doit pas occulter le fait que ses ventes ont chuté de 38% par rapport à 2011. Heureusement, One Piece continue de se renouveler avec talent et d'offrir des intrigues et des personnages toujours aussi passionnants, malgré les signes de fatigue physique de son auteur millionnaire Eiichirô Oda.
Ce renouvellement n'est plus l'apanage du rival Naruto depuis déjà de longues années, avec son manga qui tourne en rond en faisant revivre maladroitement les anciennes gloires dans cette guerre interminable, ou son animé pourri de l'intérieur par les épisodes fillers. Signe de la sclérose, la Shûeisha et la Tôei n'en finissent plus de capitaliser sur papi Dragon Ball, au point même de relancer la planche à billet via un nouveau film : Battle of Gods. La série fêtera bientôt ses 30 ans, mais surtout, Dragon Ball n'avait pas été diffusé au cinéma japonais depuis 1996 ! Ressortir les vieux pots : un signe du temps de crise ?
Les tirages de manga ont frôlé les deux milliards sur l'archipel en 1995. Depuis, ils n'ont fait que chuter inexorablement (d'un tiers jusqu'à aujourd'hui). D'aucuns argueront la montée en puissance de la lecture numérique, légale ou non. Malheureusement, je n'ai trouvé aucune statistique permettant de corroborer ou non cette théorie.
Je voulais aussi noter une problématique inquiétante du studio d'animation japonais le plus célèbre : la relève chez Ghibli. Le producteur Toshio Suzuki y fait face depuis les années 1990 sans parvenir à trouver de solution probante. Car Isao Takahata et surtout Hayao Miyazaki qui tirent le studio vers les projecteurs ne sont plus tout jeunes : respectivement 77 et 72 ans. Le décès de Yoshifumi Kondô (Si tu tends l'oreille) a jeté un froid au sein de Ghibli. Ni Tomomi Mochizuki (Je peux entendre l'océan) ni Hiroyuki Morita (Le Royaume des Chats 🐈) n'ont pu transformer leurs essais, et Hiromasa Yonebayashi (Arrietty) n'a pas reçu le succès critique escompté. Quant à Goro Miyazaki qui s'est assuré une place au soleil, il doit encore faire ses preuves après deux premiers longs-métrages en demi-teinte, en attendant son prochain film de samurai attendu pour 2015. Lorsque Miyazaki père arrêtera la réalisation, de gré ou de force, qui saura reprendre avec talent le flambeau Ghibli ?
Jeu vidéo japonais
Chiffres de ventes
Meilleures ventes de jeux vidéo au Japon en 2012, toutes consoles confondues (source Gamecharts) :
- Pokémon Black 2 / White 2 (DS)
- Animal Crossing (3DS)
- New Super Mario Bros. 2 (3DS)
- Dragon Quest Monsters (3DS)
- One Piece Pirate Warriors (PS3)
- Mario Kart 7 (3DS)
- Resident Evil 6 (PS3)
- Monster Hunter 3G (3DS)
- Super Mario 3D Land (3DS)
- Dragon Quest X (Wii)
Même classement pour la France (source identique) :
- Call of Duty Black Ops II (PS3)
- FIFA 13 (PS3)
- Just Dance 4 (Wii)
- New Super Mario Bros. 2 (3DS)
- Call of Duty Black Ops II (Xbox 360)
- Mario Kart 7 (3DS)
- Assassin's Creed III (PS3)
- Super Mario 3D Land (3DS)
- FIFA 13 (Xbox 360)
- Mario Party 9 (Wii)
Analyse
À mon goût, ces classements sont édifiants. Sur ces vingt jeux les plus vendus, on ne compte aucune nouvelle "IP" et même pas de licence récente (moins de quatre ans). Pour les sagas japonaises, jugez plutôt ce que ça donne (source Gamekult) :
- Mario : près de 100 jeux en 30 ans
- Pokémon : 58 jeux en 17 ans
- Dragon Quest : 38 jeux en 27 ans
- Resident Evil : 36 jeux en 17 ans
- One Piece : 35 jeux en 12 ans
- Monster Hunter : 24 jeux en 8 ans
- Mario Kart : 11 jeux en 18 ans
- Mario Party : 11 jeux en 13 ans
- Animal Crossing : 8 jeux en 12 ans
Tous les gamers les plus vieux le savent : cela fait déjà un moment que le jeu vidéo 🎮 nippon n'est plus ce qu'il était et qu'il ne participe plus du rayonnement japonais de superpuissance culturelle. PC mis à part, le Japon construit certes deux des trois consoles de salon majeures (Wii U et PS3/PS4) mais côté jeux, autant dire le nerf de la guerre et de la marge, c'est la disette commerciale à l'exportation. À part une poignée d'irréductibles malins, avec Nintendo en tête de file, trop peu d'éditeurs ont compris la tendance et pris le train 🚅 occidental, ce qui a entraîné de nombreuses fermetures. Le top français cristallise bien ce constat : seuls quatre titres japonais s'y classent, même pas dans le podium, et tous sont des Mario ! Il y a encore dix ans, 90% du classement était constitué de jeux japonais. Mais il faut désormais l'accepter : l'idée même du jeu vidéo semble avoir pratiquement échappé aux Japonais.
Plusieurs tristes témoignages s'en font l'écho. D'abord, la décrépitude des grandes sagas japonaises, certaines par excès d'œillères (Final Fantasy, Gran Turismo, Sonic), d'autres par le truchement de producteurs vénaux (Metal Gear, Silent Hill, Dead or Alive), d'autres encore pour faire comme les occidentaux (Resident Evil), et bien sûr celles dont les concurrents européens les ont écrasés (PES). N'oublions pas les innombrables remakes et copier-collers, qui usent jusqu'à la corde, Monster Hunter en étant un exemple frappant. Et que dire des essais pseudo hype comme Catherine ou d'artistes comme Suda 51, dont les qualités ludiques sont... discutables ? Combien sont les créateurs géniaux d'une génération à avoir périclité, comme Tetsuya Mizuguchi, Yu Suzuki ou Hironobu Sakaguchi ? Puis, il y a cette très sérieuse perte de vitesse des genres fondateurs, le RPG japonais en tête de file.
Les années 2000, en particulier leur seconde moitié ont été consacrées à la nomadisation et casualisation du jeu, démarche qui a inondé le monde assez rapidement. Les Japonais s'y sont engouffrés, oubliant par-là même de monter en compétence sur les consoles HD. Le paroxysme de la prétention japonaise et de sa perte de repères corollaire est venu de Sony lors de la présentation de sa PS3 en 2005 : prix délirants (jusqu'à 600€ demandés pour la console nue) et vidéos précalculées, pour au final une catastrophe ludique au lancement.
Des pistes de relève
Les deux exemples choisis ci-dessous l'ont été à titre personnel et n'attendent que d'être complétés par d'autres de votre choix en commentaires.
PS4 de Sony et le sursaut d'orgueil des développeurs japonais ?
La présentation de la PlayStation 4 le 20 février dernier a montré plusieurs changements de considération importants et prometteurs de la part de Sony. On a en effet senti beaucoup plus d'humilité dans cette présentation qui a eu lieu, non pas au Japon, mais à New York. Oust le ringard et condescendant Ken Kutaragi avec ses Powerpoint gargarisants et soporifiques ; bienvenue à deux figures... occidentales pour mener le nouveau mastodonte du jeu vidéo japonais : Mark Cerny à l'architecture et David Perry au cloud. Ça n'a l'air de rien, mais c'est une petite révolution qui symbolise l'ouverture du nippon aux expertises occidentales du jeu vidéo moderne.
Entre autres réjouissances, la PS4 serait encore plus facile à programmer qu'un PC et dotée d'une architecture centrée sur le développeur. Vues les difficultés de programmation sur PS3, voilà une bonne nouvelle pour la latitude d'imagination des studios. Pour les joueurs, la fonction "Share" est une nouvelle charnière intelligente qui prend en compte ce nouveau comportement traduit par la progression hallucinante du partage de contenu vidéo : un quart du trafic de sites comme YouTube ou DailyMotion serait lié au partage de captures de jeu vidéo. Attendons maintenant de voir la réponse du géant américain Microsoft avec sa prochaine Xbox.
Côté jeux, les développeurs japonais semblent vouloir retrouver ce supplément d'âme qui faisait leurs beaux jours. Cela passe par la réappropriation de styles comme le RPG, affirmé par exemple avec talent grâce à l'exceptionnel Xenoblade et sa future suite sur Wii U. Techniquement, Yoshinori Ono chez Capcom a montré son moteur Panta Rhei qui semble incroyablement puissant. Enfin, la "patte" nipponne est en passe de refaire surface avec l'arlésienne Last Guardian, que je pressens avec optimisme pour une sortie rapide sur PS4. Quant à Nintendo et ses studios internes et second party, ils n'ont jamais cessé de proposer des concepts originaux et quelque chose me dit que leurs présentations à l'E3 2013 risquent d'exciter de nombreux joueurs !
Kyary Pamyu Pamyu
Gobée par la K-pop des voisins coréens et assommée par le marketing agressif et malin des AKB48, la J-pop semble avoir beaucoup souffert ces dernières années. Pourtant, depuis fin 2010, une petite princesse semble vouloir redonner ses lettres de noblesse à l'esprit Harajuku. Kiriko Takemura, alias Kyary Pamyu Pamyu, est la nouvelle "it girl" de la pop japonaise. Artiste complète, de blogueuse à modèle en passant par la chanteuse, elle puise ses inspirations chez Lady Gaga, Katy Perry ou encore Gwen Stefani.
Kyary semble avoir placé la musique comme seulement l'un des vecteurs de sa vision polysémique. Ainsi sa démarche semble, au moins en apparence, moins marketée et plus artistique. Elle a pu créer et développer un univers très personnel qui, quoique musicalement particulier, prend son envol à travers toute sa mise en scène, son cosplay et ses poses. À suivre de près, en espérant qu'elle n'explose pas en plein vol.