Si tu Tends l’Oreille (analyse)
Mimi wo Sumaseba (Yoshifumi Kondô - 1995)
Si tu Tends l’Oreille est le seul film d’animation japonais réalisé par Yoshifumi Kondo du Studio Ghibli. Sorti en 1995 au Japon, il reprend l’histoire du manga éponyme d'Aoi Hiiragi. Le long-métrage dresse le portrait de Shizuku, jeune adolescente qui s’ennuie dans sa ville de Tama en banlieue de Tokyo. Au fil de ses lectures, elle part à la rencontre d’un mystérieux garçon prénommé Seiji.
De Miyazaki à Kondo
Mimi o Sumaseba, également connu sous le titre Si tu Tends l’Oreille (la traduction française), est le premier film de cinéma du Studio Ghibli à n’avoir été dirigé, ni par Hayao Miyazaki ni par Isao Takahata. Dans cette catégorie, le téléfilm Je peux entendre l’océan de Mochizuki était déjà sorti deux ans plus tôt. La diffusion du film au cinéma est précédée d’un court-métrage réalisé par Miyazaki : le clip vidéo On Your Mark pour la chanson du groupe de J-Rock Chage and Aska.
La réalisation de Si tu tends l’Oreille est confiée à Yoshifumi Kondô, un des animateurs les plus talentueux et les plus appréciés du studio. Il avait notamment travaillé autour des grands noms du Studio Ghibli, dès la série Sherlock Holmes et jusqu’au Tombeau des Lucioles. Cependant, Miyazaki est beaucoup intervenu dans le processus de création, puisqu’il signe l’adaptation du scénario ainsi que le storyboard. On lui doit aussi les paroles de Concrete Road, et il est également producteur du long métrage ! Cependant, il s’agira du premier et du dernier film de Kondô en tant que réalisateur, puisqu’il succombera à un cancer trois ans plus tard, en 1998.
Au-delà des scènes de vie quotidienne qui constituent la quasi intégralité du film, certaines séquences oniriques du livre de Shizuku sont l’œuvre de l’artiste surréaliste-impressionniste Naohisa Inoue. Ce dernier, un ancien professeur d’art au lycée, a imaginé le monde d’Iblard qu’il décrit dans ses tableaux. Grand amateur des travaux de Miyazaki, il l’invita à son exposition. Contre toute attente, le réalisateur se présenta, et acheta même l’une de ses peintures, qui trône désormais dans la cafétéria des locaux du studio Ghibli. Quelque temps plus tard, Miyazaki contacta Inoue pour lui demander de travailler sur les décors oniriques du film. Pour l’anecdote, il double également l’un des amis du grand-père : celui qui joue de la flûte à bec pour l’accompagnement de Country Road. A noter qu’on retrouvera les travaux de Naohisa Inoue dans un film contemplatif dédié à Iblard, réalisé par lui-même et sorti en 2007 sous le titre Iblard Jikan.
Le style général de Si tu tends l’Oreille, inspiré par Yoshifumi Kondô, est à mi-chemin entre ceux de Miyazaki et Takahata. On remarque un traitement des personnages assez proche de celui de Miyazaki, mais un développement social du scénario qui s’inspire clairement de la vision de Takahata, en tout cas dans sa partie « réaliste ». En de nombreux points, le film de Kondô rappelle Omohide Poroporo, d’ailleurs il partage une partie du casting de doublage, notamment Yuko Honna (Shizuku / Taeko) ou encore Yorie Yamashita (qui interprète la grande sœur dans les deux films).
Alors qu’au Japon, Si tu tends l’Oreille est un Ghibli comme les autres, il est relativement méconnu en France, puisqu’il n’est jamais sorti sous nos latitudes, ni au cinéma ni à la vente. Toutefois, il est possible de le trouver en import anglais assez facilement, en DVD ou même en Blu-Ray.
Trouver sa place, un été à Tama
Le sujet de Si tu tends l’Oreille place une adolescente de 14-15 ans, Shizuku, dans une réflexion autour d’un amour naissant alors qu’elle cherche sa voie. En ce sens, il partage des notions déjà abordées dans de précédents films du studio Ghibli, en particulier Kiki la Petite Sorcière, Omohide Poroporo et Je peux entendre l’Océan. Mais il aborde aussi des thèmes plus mélancoliques, notamment par le biais du grand-père de Seiji, dans sa propre histoire qui fait écho à celle du chat 🐈 Baron. L’amour impossible qu’ils cristallisent est d’ailleurs noté en clin d’œil sur l’horloge qu’il répare, marquée « Porco Rosso », vraisemblablement en rappel de la relation entre Marco et Gina.
Le filigrane du film est la construction de la relation entre Shizuku et Seiji, dans un imbroglio d’amourettes adolescentes. D’impétueux et moqueur, Seiji devient rapidement pour Shizuku un garçon mystérieux, attirant puis un modèle à suivre. La jeune fille trouve en Seiji un caractère passionné et déterminé, qui malgré son jeune âge souhaite ardemment apprendre le métier de luthier à Crémone, en Italie.
Cette volonté infaillible, contre l’avis de ses parents, devient pour Shizuku une source de motivation pour développer son propre projet. Douée pour l’écriture, elle se tourne naturellement vers ce domaine et choisit d’écrire un roman autour d’une superbe et mystérieuse statuette de chat Baron. Le monde onirique qu’elle lui crée alors (représenté par Iblard dans le film) témoigne non seulement de son imagination mais également de cette volonté de déracinement. Shizuku est en effet coincée dans un petit appartement empilé parmi tant d’autres du complexe de Tama, dans la banlieue ouest de Tokyo. Nous avions déjà abordé Tama lors de l’analyse de Pompoko, son développement industriel résidentiel et le caractère de cité-dortoir qui en transpire. Les aventures du Baron sont pour Shizuku l’échappatoire d’un monde qui ne la fait pas suffisamment rêver, en témoigne sa version décalée de Country Road, intitulée Concrete Road (« la route en béton »), ou encore son excitation à suivre Muta à travers le métro 🚇 et les collines, comme si elle pistait un grand aventurier.
Les paysages, décors et environnements urbains de Si tu tends l’Oreille sont très fortement inspirés de la petite ville de Sakuragaoka Seiseki, parfois reproduits à l’identique. Il existe même un parcours à suivre sur une carte, pour découvrir le chemin emprunté par Shizuku dans cette séquence qui la mène à la boutique. Les fans du film peuvent en faire l’expérience lors d’un voyage au Japon.
Il y a également une ouverture intéressante dans la manière dont l’entourage de Shizuku réagit à sa plongée dans l’écriture. Littéralement absorbée par son ouvrage, elle délaisse peu à peu sa vie sociale et son travail scolaire. Les résultats médiocres ne tardent pas à tomber et mettent en péril sa capacité à prétendre à de bons lycées. Ses parents, qui réclament naturellement des explications alors qu’elle était bonne élève, n’obtiennent de Shizuku aucune information précise sur ce projet qu’elle explique primordial pour elle. Loin de la forcer à l’abandonner ou même à leur expliquer, le père prend une mesure de confiance en la laissant libre de ses choix, mais seule tributaire de ses responsabilités. Cette décision va totalement à l’encontre de celle du père de Taeko dans Omohide Poroporo, et achève d’implanter la cellule familiale des Tsukishima comme résolument moderne, où la mère a repris les études pour sa thèse et la grande sœur Shiho joue un peu le rôle de mère par intermittence.
À noter que le doublage du père de Shizuku est assuré par Takashi Tachibana, avec cette étonnante particularité : l'homme, qui n'avait jamais doublé de personnages d'animation au préalable, est un journaliste connu notamment pour ses articles sur les problèmes sociaux du Japon.
Du manga au film d'animation
L’histoire originale de Si tu Tends l’Oreille / Mimi o Sumaseba est basée sur le manga éponyme de Aoi Hiiragi, prépublié d’août à novembre 1989. Il sortira sur un seul tome, dont est inspiré le scénario de Miyazaki pour le film de Kondô. Toutefois, il existe certaines différences notables entre les deux.
D’abord, l’histoire se passe alors que Shizuku et ses amis sont en première année de collège, et non en dernière année. La mère des filles est une femme au foyer plus « traditionnelle » de la société japonaise. Du coup, Shiho est plus gentille avec Shizuku, qu’elle n’a pas besoin de rappeler à l’ordre. La famille ne vit pas dans un petit appartement mais dans une maison individuelle. Seiji n’est pas luthier mais peint des tableaux ; il n’est pas question qu’il parte étudier à l’étranger. Il a un grand frère, Kôji, qui est le petit-ami de Shiho. A la fin du film, Seiji ne demande pas Shizuku en mariage, mais lui dit simplement qu’il l’aime. Enfin, au lieu d’un seul gros chat, Muta et Luna sont deux chats plus fins et noirs dans le manga. Ce ne sont pas des chats errants mais les chats de Seiji et Kôji. Miyazaki ne voulait pas les réutiliser tels quels, car ils auraient été trop proches du Jiji de Kiki la Petite Sorcière.
Après la sortie du film, Aoi Hiiragi imagina une suite au manga, intitulée Shiawase na Jikan (qui signifie « des temps heureux »).
Quant à Si tu tends l’Oreille, il héritera en 2002 d’une suite spirituelle bien connue, Le Royaume des Chats, réalisé par Hiroyuki Morita, qui réutilise notamment le Baron et Muta à Tama et dans un nouveau monde imaginaire au style bien différent.
Un film live (en prises de vues réelles) a été annoncé comme suite à l'histoire, réalisé par Yuichiro Hirakawa, avec Nana Seino et Tori Matsuzaka dans les rôles respectifs de Shizuku (à 24 ans) et Seiji. Il était attendu pour septembre 2020 mais a été repoussé dans cadre de la pandémie de Coronavirus au Japon 🦠. Il sort finalement le 14 octobre 2022 et se déroule 10 ans après les évènements du manga (Shizuku a 24 ans et travaille pour une maison d'édition alors que Seiji est toujours à l'étranger). Voici la bande annonce :