Tôhoku, un an après le séisme et le tsunami (témoignage)
L'article suivant a été rédigé par Elsa, gagnante de notre concours, et son ami Sébastien avec lequel elle est partie 3 semaines en voyage au Japon humanitaire au mois de mars 2012. En compte-rendu, ils proposent pour Kanpai un point de vue très intéressant de la région sinistrée du Tôhoku, la plus touchée par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011.
Sendai
La première chose que l’on constate en arrivant à Sendai c’est l’absence de traces du séisme. En apparence, les immeubles et autres infrastructures ne semblent porter aucun stigmate de la catastrophe, en tout cas en centre ville.
Il faut être très attentif, ou circuler avec un habitant, pour constater les fissures sur la pile d’un pont, le léger décrochage entre deux pans de chaussées ou l’absence de plaque de coffrage sur un bâtiment. Mais malgré ces marques discrètes, le centre ville est fidèle à ce qu’il était il y a 15 mois et les rues couvertes, véritable pôle commerçant de l’hyper-centre, attirent toujours autant de monde, puisque tous les commerces en rez-de-chaussée ont rouvert leurs portes (et ce même si quelques rares immeubles, à l’apparence tout à fait normale, sont encore impraticables car en cours de réparation).
En périphérie du centre ville, le constat est un peu plus mitigé. En effet, la physionomie de certains quartiers a changé. Au nord, Sanjomachi et Kitayama, deux vieux quartiers populaires ont eu leur lot de destruction. Avant le 11 mars 2011, ces quartiers abritaient beaucoup de vieilles maisons individuelles traditionnelles et un certain nombre d’entres elles ont subi des dégâts irréparables, ou se sont simplement effondrées. Un certain nombre mais pas toutes, et non pas pour des raisons d’âge ou de type de bâtis, mais plutôt de lieu de construction. En effet, les maisons les plus proches des vieux cimetières parsemant Sanjomachi, bénéficiant du même sol, plus stable, ont subi moins de dégâts que celles qui en étaient le plus éloigné. De fait, ces quartiers qui représentaient cette particularité japonaise de mixité urbaine (vieilles maisons individuelles jouxtant des mansions modernes) vont lentement changer de visage à mesure que vont se reconstruire les habitations détruites.
Toujours en périphérie de l’hyper-centre, mais au sud ouest, le campus universitaire d’Aoba-yama porte aussi des traces plus visibles. Ce campus scientifique est situé, comme son nom l’indique, au sommet du mont qui abritait le château 🏯 de Date Masamune, fondateur historique de la ville et samouraï à la vie quasi légendaire. C’est là que se trouve, entre autre, la faculté de Géologie dont les laboratoires occupent les 14 étages du « Earth Sciences Building ». Cet immeuble récent, le plus haut du campus et par conséquent le plus haut de la ville (par rapport au niveau de la mer) porte de nombreuses marques du tremblement de terre, tant sur ses façades que dans les étages. Même si l’infrastructure du bâtiment n’a pour ainsi dire pas souffert (grâces aux normes et techniques de constructions parasismiques) les murs sont zébrés de fissures.
Ces dernières sont particulièrement surveillées depuis un an par un système aussi simple qu’efficace : elles sont marquées individuellement à l’aide de bandes adhésives respectant un code couleur et annotées de nombres correspondant aux dates, longueur et écartement. Du coup, même si les couloirs de plusieurs bâtiments font parfois penser à une installation d’art contemporain ou à des chantiers (là où les dégâts « d’aspects » sont si importants qu’ils ont été recouverts de bâches ou carrément d’un coffrage en aggloméré), les locaux peuvent toujours être utilisés sous une surveillance constante.
L’autre aspect modifiant la physionomie des quartiers est la politique de relogement des victimes du Tsunami, car la ville de Sendai a construit en un temps record plusieurs centaines d’habitations temporaires afin d’accueillir les survivants venus de la zone côtière. En effet, après la catastrophe, une politique de « priorisation » a été mise en place pour permettre l’accès au parc locatif de la ville aux victimes venues des villes balayées par le cataclysme (ce qui entraine encore aujourd’hui une quasi impossibilité pour les habitants de Sendai de pouvoir déménager). En parallèle, la ville a lancé cette vague de construction d’urgence. Ces « nouveaux quartiers » sont composés de maisons préfabriquées, sur un ou deux niveaux, alignées sur un plan carré. Malgré l’impression « militaire » qui s’en dégage, à cause de l’alignement et de l’uniformité des maisons, ainsi que de par leur localisation (d’anciens terrains vagues ou friches industrielles) ces zones n’ont rien de ghetto ou de bidonville, les « rues » sont goudronnées, les maisons sont « agréables » à défaut d’être « jolies » et ressemblent en tout point à un pavillon « classique » (fenêtre, toiture…). Même en connaissant le Japon et son sens légendaire du service, de la propreté et de la praticité, on ne peut s’empêcher d’être surpris de la qualité de ce qui reste un relogement d’urgence. En tout nous avons pu compter près de 200 logements repartis sur trois zones, et nos amis nous ont appris qu’il existait plusieurs autres zones identiques.
Même si la situation et les souvenirs des victimes sont encore pénibles, l’unanimité des personnes que nous avons rencontré et avec qui nous avons discuté ont une attitude positive, voire rassurante. « Lorsque vous retournerez chez vous, dites bien qu’ici, ça va. Ça a été difficile, mais aujourd’hui ça va. Il ne faut pas vous inquiéter » est la phrase que nous avons le plus entendu. Il serait idiot de résumer cette attitude à une simple motivation mercantile (désir du retour des touristes effrayés) ou romantico-stoique (le japonais qui souffre en silence, avec le sourire), il s’agit bien entendu d’un mélange plus complexe comprenant, peut-être un peu des deux, mais surtout une sincérité et une lucidité sur cette notion de moment. Les habitants du Miyagi avec qui nous avons parlé évoquent cet aspect séquentiel de cette année si spéciale : il y a eu la catastrophe avec tout ce que l’on subit (les éléments, le climat, les contraintes), puis le temps de la « survie » (se réorganiser, se rationner en étant coupé du monde, sans autoroute, ni train 🚅, ni aéroport, sans information, ou si peu, de ce qui se passait à quelques kilomètres de là), puis le temps de la reconstruction (dans lequel nous sommes encore). Après viendra le temps de trouver les responsabilités. Car, à côté de ce « positivisme » les habitants du Miyagi se posent de vives questions par rapport au Tsunami. Tout en essayant de ne pas se tromper de colère (« il n’y a pas de responsable à une catastrophe naturelle ») les flous sur la gestion de Fukushima Daiichi par Tepco, ou encore la question d’avoir rendu constructible des zones au-delà du mur anti Tsunami (zones parmi les plus meurtrières), ces points appellent des réponses et des responsabilités. Ce temps viendra après.
Matsushima
De par sa situation particulière, Matsushima a relativement peu souffert du Tsunami. Cette baie, l’un des trois Nihon Sankei (ND : les 3 plus belles vues du Japon, avec Miyajima et Amanohashidate), ouverte vers le sud, a bénéficié de la protection des quelques 250 îles la composant. C’est pourquoi la ville n’a subi « qu’une » vague d’environ 1m30, qui a quand même provoqué de nombreux dégâts en front de mer (magasins inondés, vieilles maisons inhabitables, arbres arrachés…). Lors de notre visite, nous avons constaté plusieurs chantiers encore en cours, soit pour détruire des maisons aux intérieurs dévastés, soit pour reconstruire des habitations ou des lieux touristiques. Cependant, les dégâts les plus importants ont porté sur la spécialité locale. En effet Matsushima est un haut lieu d’élevage d’huitre et nombreux sont les touristes qui venaient déguster la production du cru, jusqu’au Tsunami. Il a fallu attendre plusieurs mois et une coopération nationale pour remettre en place les nombreuses installations entre les iles et relancer ce secteur économique et artisanal.
Zone côtière
Il n’est pas question de minimiser les dommages subits par Matsushima, mais effectivement, le constat réalisé là bas est sans commune mesure avec ceux fait à Kesennuma ou Minami-sanriku.
Il s’avère que nous désirions nous rendre sur la côte pour en constater l’état, 1 an après les images qui ont fait le tour du monde. Par chance, un de nos amis travaillant au département de géologie de l’université Tohoku Daigaku, organisait dans le cadre d’un colloque international sur la dynamique de l’eau, une visite scientifique sur 5 sites côtiers parmi les plus touchés. Comprenant nos motivations, il nous invita à rejoindre le groupe. Cette phase de « compréhension de motivation » peut paraitre étrange puisqu’il s’agit réellement d’un ami, mais il faut comprendre qu’il est déjà difficile à un Japonais « d’inviter » quelqu’un dans un lieu qui n’est pas apte à le recevoir, alors dans le cadre de ce véritable traumatisme, il ne lui semblait pas adapté, par défaut, de nous montrer ces lieux, même si l’on pouvait en parler en toute transparence (puisqu’on peut en parler, pourquoi s’infliger une visite). Ceci dit, une fois ce pas franchi, cette invitation fut faite et nous l’acceptâmes avec plaisir. Nous ne savions pas alors que cela serait si difficile. Sur la journée, nous avons réalisé plusieurs arrêts, couvrant environ 100 km de côtes. A chaque arrêt, à peu près le même environnement s’ouvrait à nous, une destruction massive, une atmosphère post-apocalyptique, le tout à perte de vue. Il faut s’imaginer un immense terrain vague, qui s’étend parfois sur plusieurs hectares. Une friche, un grand rien, mais qui prend au cœur, car constellé de signes qui vous rappellent en permanence que, là, vivaient plusieurs centaines de familles. A vos pieds la boue laisse affleurer le réseau de fondations des centaines de maisons qui occupaient l’espace tout autour de vous. Des quartiers résidentiels, parfois récents, il ne reste rien, seulement ces fines lignes de béton et d’innombrables petits objets, comme autant de témoins de vies passées. Ces petits objets sont les seules choses qui sont passées entre les mailles des filets de nettoyage dont le résultat du travail se voit à intervalle régulier. Car en un an, l’essentiel du travail sur zone a été un travail de nettoyage, d’extraction et de tri des milliers de tonnes de déchets qui s’entassent désormais en collines aux dimensions démesurées, parfois de plusieurs dizaines de mètres de hauts sur plusieurs centaines de long.
Ce littoral qui accueillait tant de villes et de villages de pécheur fait plus penser à une immense décharge, ou parfois à une casse, la où les véhicules broyés s’entassent. Ces collines thématiques sont dissimulées, tant que faire se peut, par des palissades qui ont du mal à les cacher. Le travail de nettoyage a été titanesque, il n’est pourtant pas encore terminé. Fréquemment, on retrouve des bateaux 🛥️ échoués dans ce qui devait être un champ ou un jardin, ou parfois même au sommet des rares bâtiments encore debout. Car il en reste quelques-uns, des bâtiments debout, même si aucun ne fait illusion sur son état. Certains sont béants, une partie de façades étant éventrée, d’autres ne présentent que leur squelette de poutrelles métalliques tordues, d’autres enfin sont affaissés, comme des tours de Pise.
Chacun nous renvoie à la puissance inimaginable d’une nature déchainée qui s’est parfois acharnée sur une zone (certains endroits ont subi non pas une, mais trois vagues, chacune plus haute que les précédente). Cette image de puissance est encore plus vraie lorsque l’on voit des infrastructures qu’on imagine inamovibles, un viaduc ou le quai d’un port, réduites à l’état de ruine, ou tentant vainement de garder une contenance, tel un animal blessé voulant rester debout.
Outre ces dégâts apparents, la catastrophe a généré d’autres types de dommages durables. Ainsi, dans la région de Kesennuma, nous nous sommes arrêtés dans un vallon, distant d’environ deux kilomètres du front de mer, qui abritait des rizières (le Miyagi étant réputé pour son riz) à l’abri des montagnes environnantes. Or, ces montagnes étaient aussi un secteur minier important de métaux précieux. Le jour du tremblement de terre, les secousses firent s’écrouler des terrils gorgés des produits utilisés pour l’extraction de l’or et de l’argent. Ce mélange de terre et d’éléments toxiques recouvrit le vallon jusqu’à la mer, et revint sur les cultures avec le Tsunami. Aujourd’hui, les bulldozers reconstruisent les terrasses pour accueillir de nouvelles rizières mais le sol explose les seuils autorisés, rendant dangereuse, en l’état, la consommation des productions locales. Sur cette problématique, nous avons visité ce site uniquement, mais on peut imaginer que d’autres endroits, à proximité d’usines, ou de lieux de stockages dédiés à l’agriculture par exemple, ont subis des dommages durables équivalents.
Ces désolations ne sont pas pour autant vides de monde. A côtés des travailleurs toujours à la tâche, nous avons croisé de nombreuses personnes dans chacun des endroits où nous nous sommes arrêtés, de rares cherchant l’image sensationnelle, l’essentiel venant se recueillir sur l’un ou l’autre des nombreux autels dédiés aux victimes.
Ces autels improvisés, couverts d’hommages, se dressent invariablement devant des restes de bâtiments : des bâtiments symboliques, comme des mairies de communes touchées ou, plus marquant encore, des bâtiments spécifiques, qui ont été le théâtre de drames particuliers au milieu de cette tragédie générale. Nous nous sommes ainsi retrouvés, à Okawa, devant une construction basse, couverte de fresques colorées et dont les encadrements vides qui avaient été des fenêtres, laissaient voir un intérieur encore occupé de tables et de chaises renversées. Ce bâtiment était une école primaire. Apres le tremblement de terre, et à défaut d’informations spécifiques, les instituteurs étaient restés dans les classes, à l’abri, rassurant des enfants encore apeurés par les secousses du séisme. Ils se sont tous fait piéger par la vague. Près de 80 morts, plus de 70 enfants, auxquels des dizaines d’anonymes viennent rendre hommage dans cet endroit désormais désert. Loin d’être un tourisme morbide, cette volonté de venir voir ces endroits est animée par celle de se souvenir, de communiquer avec les autres vivants mais aussi avec ceux qui ne le sont plus.
En plus des travailleurs et des visiteurs, il y a toujours quelques groupes de volontaires, étudiants pour la plupart, qui, s’ils sont moins nombreux qu’il y a quelques mois, s’investissent toujours sur différents chantiers.
Des groupes de volontaires, nous en avons vu énormément lors de la journée de commémoration organisé à Sendai. Le bâtiment accueillant l’évènement, situé sur le campus de Katahira, en avait rempli son rez-de-chaussée. Ils s’étaient installés en Forum pour présenter leurs actions par l’action. On a beaucoup parlé des volontaires des premiers jours, aidant les sauveteurs, déblayant dans l’urgence pour secourir. On a moins parlé des étudiants dentistes ou orthodontistes qui, après un ressac dévoilant des milliers de corps anonymes, enchevêtrés parmi les décombres, sont venu pour aider à l’identification des victimes. On n’a quasiment pas parlé des centaines d’initiatives qui ont aidé, directement ou indirectement, les survivants. Dans ce vaste ensemble, où s’exprime une incroyable créativité, on peut définir trois grands « types » :
- Les initiatives d’innovation « marchandes » comme cet inventeur qui, après la catastrophe, a créé des lunettes universelles (tout plastique, chaque verre est composé de deux « lentilles » que l’on peut rapprocher et éloigner en actionnant une molette) et en a mis à la disposition des personnes sinistrées.
- Les initiatives « marchandes », où les volontaires récoltent des fonds par la vente d’objets directement liés à la catastrophe, ces fonds étant reversés aux victimes ou à d’autres associations (un groupe, par exemple, vendait des doudous en forme d’éléphant fait à partir des petites serviettes éponges que les japonais ont fréquemment sur eux, et dont on a retrouvé des milliers d’exemplaires dans les décombres. Un autre groupe vendait des porte-clefs fabriqués exclusivement à partir des débris plastiques colorés).
- Les initiatives de services comme, par exemple la « Dolphin Team » une équipe de masseuses bénévoles qui sont allées, et vont toujours, masser gratuitement ceux qui travaillent dans les zones sinistrées.
Il ne s’agit là que de quelques exemples, issus des « exposants » que nous avons rencontrés, et bien d’autres existent.
L’ambiance studieuse du premier étage contrastait beaucoup avec celle de ruche joyeuse du rez-de-chaussée. Là était présentée une exposition des unes de journaux du jour de la catastrophe et des 10 jours suivants, ainsi qu’une autre exposition issue d’une initiative d’une ONG japonaise tournée vers l’international mais qui, face à l’ampleur de la catastrophe, avait réalisé son premier programme sur son propre sol. Ce programme consistait à donner des appareils photos 📷 à des enfants pendant un an. Cette deuxième exposition présentait ces photos.
Le public alternait entre ces deux expositions, la première, si lourde d’images choc en plan large et aux titres affolés, la seconde, si légère de sourires et d’instants précis, aux cadrages parfois aléatoires. Le public alternait entre deux émotions, étant venu pour une, profitant de la seconde. A 14h46, tous, le premier et le deuxième étage et, au-delà, l’entièreté du Japon, tous étaient réunis dans une minute de silence et de recueillement. Ce genre de célébration est connu dans le monde entier, au Japon il a une particularité et porte un nom. Le nom est Mokutô, qui peut se traduire par « prière commune », et la particularité est qu’il est inscrit dans le calendrier. Ainsi le calendrier japonais comporte 3 Mokutô : celui du 6 Août, pour le bombardement nucléaire d’Hiroshima, celui du 9 Août, pour celui de Nagasaki et celui du 15 Août, marquant la fin de la deuxième guerre mondiale. Chaque année, à ces dates, la vie s’arrête pendant une minute. Depuis le 11 mars 2012, le calendrier en comporte un quatrième, qui marquera pour les années à venir le jour de la catastrophe du Tohoku.