Le complexe de l'expatrié au Japon
On se doit de reconnaître aux expatriés une forme de courage dans le renoncement impliqué par le choix de quitter son pays natal pour aller vivre dans un autre, quelle que soit la durée d'expatriation. Après tout, on peut décider de s'installer dans un territoire limitrophe pour une ou plusieurs années, comme à l'autre bout du monde pour toute la vie. Le panel des possibilités se montre vaste et les résultats, dictés par les aléas de la vie, jamais définitifs ni absolus.
En schématisant un brin, on pourrait trouver deux grandes extrêmes parmi les expatriés, que cela soit au Japon où ailleurs :
- ceux qui souhaitent s'immerger dans la culture locale, partant d'un bon sentiment pour chercher à s'intégrer au mieux, quitte à renier la leur ;
- d'autres qui préfèrent s'entourer de leur communauté d'origine dans une bulle de réassurance, quitte au contraire à désavouer leur pays d'adoption.
Entre les deux, un large champ des possibles, prenant différentes positions selon les cas. Le Japon présente un certain nombre de particularismes sociétaux qui rendent le processus d'expatriation sensiblement différent et plus délicat que dans de nombreux autres pays.
Ils sont nombreux autour de nous, sans doute également autour de vous et naturellement bien au-delà, à avoir su éviter et dépasser les écueils que nous évoquons plus bas. Parmi maints exemples inspirants, on pourrait notamment citer :
- Tev d'Ici-Japon, qui a monté avec succès Candysan et plus récemment le Club-Japon, une guest-house d'un genre nouveau ;
- Thomas, entrepreneur couronné de succès avec Bento&co ;
- les différents guides touristiques de l'équipe Keikaku, aux profils et motivations variés ;
- et bien d'autres...
Quel est le nombre d'étrangers (et Français) au Japon ?
Selon l'Ambassade de France, ils étaient 12.000 résidents français sur l'archipel en 2015. C'est moins de 0,5% des étrangers au Japon (2,83 millions en 2019, plus de la moitié venant de Chine, Corée du Sud puis Vietnam) et pas même 0,01% de la population totale nipponne.
En 2018, 10% des résidents de Tokyo dans la vingtaine étaient étrangers (jusqu'à 48% à Shinjuku, alors que la moyenne nationale est de 5,8%). Les résidents étrangers comptent pour 2,25% de la population japonaise et 3,98% de la population Tokyoïte en 2019 (jusqu'à 12% à Shinjuku !).
Fin 2019, les résidents étrangers étaient 2.829.416 soit 2,2% de la population :
- 786.241 Chinois
- 451.543 Sud-Coréens
- 371.755 Vietnamiens (la plus forte progression récente — en 2021 avec 450.000 personnes, ils prennent la 2ème place)
Au 1er janvier 2020, le nombre d'étrangers vivant au Japon s'élevait à 2.866.715 personnes, en augmentation de 7,48% par rapport à l'année précédente, soit 2,25% de la population du pays.
La plupart des ces expatriés font régulièrement face à un ensemble de difficultés, de dilemmes voire de dépressions chroniques que nous essayons ci-après d'explorer.
L'impossible intégration
Un 外国人 gaikokujin (souvent contracté en 外人 gaijin) est littéralement et avant tout une "personne de l'extérieur". Pour les Japonais, ce raccourci usuel porte d'ailleurs un sens parfois péjoratif. Fondamentalement, il est un individu qui le restera toujours par rapport au Japon quels que soient ses efforts, sa durée et sa capacité d'intégration.
S'insérer dans un pays et sa culture revient à absorber progressivement sa langue et ses codes sociaux. Sans ceux-là, a fortiori au Japon du point de vue des autochtones, l'étranger reste un benêt pataud et malappris que l'on doit rappeler à l'ordre. À ce titre, la ville de Kyoto finançait en 2015 une campagne d'éducation à leur adresse (dont est tirée notre image de une). En avril 2016, c'est l'office du tourisme d'Hokkaido qui s'y mettait également, à destination cette fois des touristes chinois en particulier.
Début 2020, c'est carrément l'agence nationale du tourisme qui y va de sa quinzaine de vidéos éducationnelles à destination des étrangers :
Quant aux lecteurs du respecté journal Asahi, début 2016 ils étaient presque deux fois plus nombreux à penser que les étrangers devaient respecter la culture et les règles de vie au Japon, plutôt que l'acceptation des cultures étrangères par les Nippons eux-mêmes.
Au cours de la phase habituelle de lune de miel où l'on veut vivre du tout nippon (processus classique de tatamisation), vient pour l'expatrié une espèce d'état de grâce où les Japonais se piquent de curiosité et félicitent l'ensemble de ses moindres petites actions. Mais derrière les sourires et la politesse de façade débute déjà une certaine forme de discrimination.
Par le prisme japonais, on peut considérer qu'il y a logiquement deux types d'étrangers :
- le non-Asiatique, parfois plus ou moins à la lisière de la bête curieuse, à féliciter pour son niveau de langue et sa connaissance des us et coutumes locaux, même après des décennies sur place ;
- l'Asiatique non-Japonais, souvent pris a priori pour un des leurs, pratique pour ne pas être dévisagé au jour le jour mais plus difficile pour les interactions poussées (une situation due largement à l'histoire et aux relations inter-culturelles).
La mentalité insulaire ne pliera pas sur quelconque chemin. Cette intégration relève bien plus de la gageure que dans l'autre sens, tant l'Occidental "ressort" parmi la population japonaise déjà fort peu cosmopolite dans sa capitale (alors le reste de l'archipel...).
Même avec les plus grandes patience et ouverture d'esprit, l'expatrié passe par des moments difficiles voire décourageants. Chercher simplement à louer un appartement peut devenir un véritable parcours du combattant. Comprendre et accepter cela est la meilleure manière de bien vivre son installation à long terme au Japon. Ici peut-être plus que dans n'importe quelle autre terre d'accueil, si l'on n'apprend pas rapidement à faire la paix avec le fait qu'on ne sera jamais pleinement intégré et toujours regardé comme un étranger, le risque est fort de faire croître rancœur et aigreur qui dévoreront de l'intérieur.
Pour quelques rares, le graal repose dans un changement définitif de nationalité pour "devenir" Japonais (au moins sur le plan administratif). Ce processus, qui prend près d'un an en moyenne à partir de la demande et nécessite évidemment le remplissage de solides conditions, oblige par ailleurs à renoncer à sa propre citoyenneté d'origine.
La terrible zone de confort
Il y a aussi ces expatriés galvanisés par le simple fait de la présence géographique au Japon. Ce rôle acquis semble conférer une position forte de toute connaissance des choses nipponnes et offrir le droit de vilipender ceux qui s'y intéresseraient sans connaissance pointue. Poussés par un écosystème dans lequel chacun court après son quart d’heure de gloire, on cherche parfois tout simplement à exister aux yeux du monde.
Pis encore, on se sent en devoir de justifier toute information concernant le Japon de près ou de loin, poussé par une force inextricable à commenter, rectifier parfois sèchement voire rabrouer farouchement la moindre petite erreur (qui n'en est pas toujours une) croisée ici ou là... oubliant par là même que tout amateur du Japon, nous les premiers, avons forcément déjà connu cette phase de novice ou d'intermédiaire, et qu'elle n'est certainement pas condamnable.
Désenchantés par un quotidien même japonais, conduits sans s'en apercevoir vers la perte de sentiments nouveaux ou d'amour de la découverte qu'on était venus chercher initialement, si l'on peut d'abord inspirer l'envie, cela évoque parfois plutôt une forme de scepticisme.
D'autres, présents sur le sol nippon depuis des années, baragouinent toujours autour de leur poignée de vocabulaire sans parvenir à construire une phrase complexe voire simplement correcte sur le plan grammatical. Dans un bain quotidien de colinguistes dans le même cas, ils se retrouvent comme entre autant de Charisma-men mais dès qu'il s'agit de sortir des cafés occidentaux et autres poignées d'échoppes habituelles, le masque 😷 peut rapidement tomber.
Ces ケーワイ KY insouciants, éternels touristes qui s'ignorent, se coupent pourtant des emplois réels et surtout de la véritable intégration. Combien sont-ils cantonnés à rester profs en アルバイト intérim, se contentant (parfois par simple fainéantise) de ne pas bien parler japonais alors même :
- qu'ils doivent enchaîner des horaires improbables ou redondantes ;
- qu'ils ne peuvent pas simplement comprendre la télé japonaise au-delà des images ;
- qu'ils sont terriblement dépendants de leur conjoint pour tout papier administratif ou rendez-vous médical ;
- qu'ils ne pourront malheureusement pas aider leur enfant half à faire ses devoirs passée la maternelle.
Tout cela s'avère d'autant plus absurde que, malgré une relative difficulté à l'écrit (cassable par un investissement de temps et l'apprentissage par cœur), la langue japonaise à l'oral n'a rien de sorcier ni d'illogique.
Dans cette drôle de catégorie, on trouve jusqu'aux rats de bibliothèques (les Chinois s'en sont faits une spécialité, poussés par leur maîtrise évidente des kanji) qui parviennent à décrocher le JLPT N1 au bachotage sans même pouvoir converser simplement au quotidien.
Heureusement, bien que plus nombreux qu'on pourrait le penser, tous ceux-là ne forment pas une majorité.
Tokyo : l'amour-répulsion
On peut également noter un drôle de clivage organisé autour de Tokyo.
Alors que beaucoup ne jurent que par la capitale pour nombre de ses atours et l'aura générale qu'elle dégage, beaucoup d'expatriés qui s'installent au Japon n'arrivent pas forcément par Tokyo, pour tout un tas de raisons possibles, généralement liées à l'université. Or pour de nombreux étrangers y compris leurs proches, le Japon s'y résume tout comme la France à Paris, et peu importe si c'est aussi faux d'un côté que de l'autre.
Cette scission génère une forme de lassitude voire d'âcreté insidieuse de la part de certains "provinciaux d'adoption" envers Tokyo, qui vire parfois à la détestation de son supposé côté surfait, voire au jeu de ne pas la visiter et tout simplement la bouder. Malgré tout la capitale ne cesse de briller et fasciner, engageant une étrange rancœur à son égard, caractéristique de l'attirance-rejet.
Derrière ce phénomène se cache parfois tout simplement un budget limité qui grève ses propres déplacements. Le train 🚅 inter-régional au Japon coûte vite cher et le Japan Rail Pass n'est pas accessible aux expatriés. C'est une entrave analogue qui empêche nombre d'entre eux de rentrer au pays aussi souvent qu'ils le souhaiteraient et en particulier à Noël chaque année, période où les tarifs des billets d'avion ✈️ ont la fâcheuse tendance à flamber dans le sens Japon > reste du monde.
C'est à vrai dire un début du dilemme des "expats" : la mise en comparaison récurrente du Japon avec leur pays d'origine. Il se crée alors pour l'individu une forme de purgatoire dans lequel l'un ou l'autre prend finalement le pas et supériorise son alter-ego, par une étonnante nécessité d'équilibre psychologique.
À l'opposé, il y a pourtant des familles entières qui se délocalisent pour suivre l'un de ses membres sur un bon poste 📮 avec d'excellentes conditions, généralement pour une période donnée. Ceux-là disposent couramment de billets d'avion en classe affaires pour les conjoints et enfants, de sorte à retourner au pays plusieurs fois par an. C'est une pratique banale par exemple dans les secteurs bancaires, du luxe et leurs ramifications.
L'ultime renoncement
Après le premier saut en tant que touriste, l'enchaînement des visas de séjour au Japon suit une courbe de progression difficile à trahir : d'étudiant ou PVT, on bifurque vers le travail (voie royale) ou le mariage. L'ultime accès étant le certificat de résidence permanente, difficile à obtenir et réservé aux volontaires aguerris.
L'attrait du Japon pour l'expatriation connaît une phase ascendante logique depuis le début des années 2000. Y partir est devenu tout à fait accessible, facilité notamment par Internet 📶 : les prix bas et beaucoup de pionniers ont largement défriché le chemin, sur des sites comme le nôtre ou des nuées de blogs dans toutes les langues, parmi lesquels de nombreux se montrent particulièrement intéressants et qu'une vie entière ne suffirait pas à explorer. On peut désormais aisément s'installer au Japon pour une période donnée ou sans date de retour en tête, pour vivre de nouvelles expériences ou même simplement fuir un mal-être.
L'expatrié, devenu presque commun depuis des années, n'est plus la personne alpha qu'elle peut être amenée à se croire mais bien une parmi tant d'autres autour d'elles, quand bien même elle chercherait à se le cacher. Il y a encore dix à quinze ans, l'accès Internet illimité restait balbutiant et les réseaux sociaux embryonnaires, on ne pouvait faire de visiophonie avec ses proches pour tromper son ennui quotidien. Si la durée de vol est bien entendu restée la même, les nouvelles technologies ont rapproché les hommes comme jamais auparavant et l'on est toujours plus proche, plus connecté au monde. Aujourd'hui et a fortiori dans la sphère Internet, l'expatrié n'est factuellement plus qu'un grain de sable, quand bien même tous formeraient ensemble une belle plage 🏖.
Pour se l'oublier, d'aucuns singent les Japonais en exagérant les mimiques et habitudes forcées quitte, à l'occasion, à friser le ridicule et perdre une part de soi (véritable déroute ontologique) en considérant les autres Occidentaux comme, eux, les véritables étrangers. Ceux-là sont comme des véritables Daffyd japanophiles. On peut également, a contrario, vivre dans un déni total du Japon quotidien par méthode Coué. Pourtant, la culture japonaise n'est pas exclusive ni répulsive ; elle sait parfaitement s'accomoder de ses propres habitudes natives pour peu qu'on mette un peu d'eau dans chacun de ses différents verres de vin.
Ce qui caractérise toutefois plus particulièrement l'expatrié au Japon, c'est sa teneur apatride à vouloir s'élever du statut "ex-patrié". De retour au pays après trop longtemps, on a pris de drôles d'habitudes :
- on trouve sale de ne pas se déchausser en entrant dans une maison ;
- on ne peut pas s'empêcher de faire le signe de victoire sur les photos ;
- on se cache la bouche en riant (pour les femmes) ;
- on fait des courbettes au téléphone ;
- ou encore on se balade avec le sac grand ouvert et le portefeuille naïvement posé sur la table d'un café.
Pour beaucoup, la véritable charnière semble se jouer au moment de faire des enfants. Les questions vraiment impactantes de construction et sédentarisation se posent alors. Ou plus tard, nostalgique avec le mal du pays, on voudrait que ses petits half grandissent dans une société plus ouverte d'esprit, plus idéologiquement libertaire qu'en terre nipponne.
À terme, les statistiques montrent que l'écrasante majorité des expatriés reviendra au pays. Les économies réalisées jadis pour s'installer au Japon deviendront les économies pour en partir, avec l'heure du débarras. Quand des années d'expatriation tiennent dans une ou deux valises et que l'on n'a parfois d'autre choix que retourner dans la chambre d'adolescent chez ses parents, on peut alors découvrir un drôle de goût amer.
Cela prendra plus ou moins de temps mais ceux qui resteront ad vitam, s'ils n'ont pas assuré un trio indispensable (travail récompensant à long-terme / vie de famille équilibrée / sérénité avec soi-même et sa place au Japon) finiront plus insatisfaits encore que s'ils retournaient chez eux... Car plus le temps passe, moins on est attendu. La vie continue partout et, au bout d'un peu trop longtemps, on finit par découvrir qu'on n'est d'ici nulle part : pas dans le pays d'adoption et plus dans celui d'origine.
De nombreux expatriés réussissent parfaitement leur intégration dans la durée, souvent au prix de nombreux efforts personnels, y compris au Japon. Ils vivent, travaillent et naviguent dans ce bain quotidien japonais en toute humilité, se défendant de juger leurs prochains. Sans surprise, bien souvent, ce sont également ceux qui ne cherchent pas à le crier sur tous les toits.