L'époque d'Edo
Plus de 2 siècles de paix et d'isolement
La période d’Edo ou des Tokugawa (1603 - 1868) est une subdivision de l’histoire du Japon moderne, débutant par l’accession de Tokugawa Ieyasu au titre de shogun et se terminant par la restauration du pouvoir impérial. Le pays connaît une longue période de paix, gouverné depuis Edo (future Tokyo) par la dynastie des Tokugawa. Sa politique isolationniste permet le développement d’une culture japonaise originale.
À l’issue de la période d’Azuchi-Momoyama, Tokugawa Ieyasu (1543 - 1616), vainqueur de la bataille de Sekigahara (1600), est nommé shogun par l’empereur en 1603 et ainsi dirigeant incontesté du Japon. Le pouvoir bascule à l’est du pays où il a son fief, et sa capitale Edo se développe sous son impulsion et celle de ses successeurs. L’empereur et la Cour restent à Kyoto, tandis que les anciens seigneurs de guerre se voient réassigner de nouveaux domaines, les soutiens d’Ieyasu étant les plus favorisés.
Ieyasu transmet son titre à l’un de ses fils dès 1605 mais continue de régner en coulisses. Il parvient à éliminer les derniers descendants de Toyotomi Hideyoshi pouvant prétendre au pouvoir lors du siège d’Osaka en 1614 et meurt en 1616 à Sunpu (Shizuoka) où il s’était retiré.
Reprise en main de la société
Le shogunat met en place un noyautage de la société d’inspiration néo-confucéenne, organisé selon une hiérarchie de 4 grandes classes sociales (système 身分制 mibunsei) :
- les guerriers / samouraïs 士 (shi) au sommet sont la classe dirigeante ;
- les paysans 農 (nô) sont le cœur de la société en raison de leur rôle productif ;
- et en bas de l’échelle sociale se trouvent les artisans 工 (kô) et les marchands 商 (shô), 2 classes jugées peu ou pas productives, généralement citadines.
La noblesse et le clergé restent en position supérieure et n’entrent dans aucune catégorie. À l’autre extrémité du spectre, on trouve parias et marginaux de toutes sortes :
- eta (population en rapport avec la mort : bouchers, bourreaux, fossoyeurs) ;
- hinin (dont les professions sont considérées comme sales ou impures : tanneurs, chiffonniers) ;
- et prostituées, comédiens, etc.
En 1613, le christianisme, considéré comme une menace à l’ordre établit par le shogunat, est interdit, entraînant une nouvelle période de persécution des convertis et leur entrée en clandestinité (kakure kirishitan).
Les décisions qui vont durablement façonner le Japon sont prises dans les années 1630 par le 3ème shogun, Iemitsu (né en 1604, règne 1623 - 1651) :
- Mise en place de la politique isolationniste de 鎖国 sakoku : le pays se ferme aux intrusions des puissances étrangères, en particulier aux Espagnols et aux Portugais qui pratiquent un prosélytisme chrétien actif. Seuls 4 ports restent ouverts au commerce international dans des conditions très restrictives : Nagasaki (île de Dejima), Tsushima (échanges avec la péninsule coréenne), Satsuma (échanges avec les Ryu-Kyu) et Matsumae (échanges avec les Aïnous).
- Interdiction aux Japonais de quitter le pays et aux étrangers d’y accoster (même involontairement) sous peine de mort.
- Instauration du système de résidence alternée sankin-kotai (参勤交代) : les seigneurs féodaux doivent entretenir une résidence permanente à Edo et y servir le shogun 1 année sur 2. En leur absence, ils doivent y laisser épouses et successeurs. Ils sont aussi soumis à des contributions diverses au profit du shogunat, et doivent financer de coûteux aller-retours entre la capitale et leurs domaines. Le système vise à empêcher les daimyos de fomenter une révolte en les affaiblissant financièrement, mais aussi localement, puisqu’ils passent beaucoup moins de temps dans leurs fiefs. Ils ont aussi interdiction de séjourner à Kyoto ou Osaka et de rendre visite à l’empereur.
Le bakufu se réfère aux principes confucéens et régule les temples bouddhistes pour les empêcher de retrouver leur influence passée. La population doit néanmoins s’enregistrer auprès de son temple ou sanctuaire local, en partie dans le cadre d’une politique anti-chrétienne, mais aussi pour contrôler ses déplacements car elle est en en théorie assignée à résidence et soumise à autorisation pour déménager ou voyager.
Prospérité économique
L’extinction de la plupart des conflits sur une longue période couplée aux progrès agricoles a favorisé les développements économiques et culturels. Ainsi, au début du XVIIIe siècle, les populations de Kyoto et Osaka avoisinent chacune le demi-million d’habitants, et Edo (future Tokyo) est la plus grande ville du monde avec près d'1 million d’habitants. La population du pays s’élève à environ 33 millions d’habitants vers 1720 avant de stagner pour plusieurs années, notamment en raison des conditions climatiques affectant les récoltes.
L’un des effets de la résidence alternée des seigneurs à Edo est le développement de voies de communication terrestres importantes pour le transport des récoltes, des biens et des personnes, ainsi que la communication avec la capitale impériale Kyoto et la plate-forme commerciale d’Osaka. C’est ainsi que sont construites les 5 grandes routes d’Edo au départ de Nihombashi :
- la Tokaido, le long de la côte Pacifique jusqu’à Kyoto ;
- la Nakasendo rejoint Kyoto en passant par les Alpes Japonaises ;
- la Koshu Kaido rejoignait une station de la Nakasendo dans l’actuelle préfecture de Nagano, en passant par Hachioji et au nord de la région des 5 lacs ;
- la Nikko Kaido reliait Edo au sanctuaire consacré à Tokugawa Ieyasu à Nikko ;
- enfin l’Oshu Kaido suivait le tracé de la Nikko Kaido jusqu’à Utsunomiya, puis continuait jusqu’au château de Komine dans le Tohoku, contrôlé par les Matsudaira, une branche cadette des Tokugawa.
Parallèlement, de nombreuses routes secondaires se sont développées, permettant à l’artisanat local (laque, céramique et autres arts appliqués) de s’exporter vers les grandes villes. Les ports d’Edo, Osaka, Tsushima et Nagasaki prennent aussi de l’ampleur.
Grâce à la présence de l’empereur et de la Cour Impériale, Kyoto conserve une importance culturelle et économique non négligeable. Le shogun s’y rend rarement, bien qu’il y ait établi une résidence au palais Nijo, juste à côté du Palais Impérial.
Par sa position stratégique, Osaka devient un port de commerce intérieur essentiel : l’ancienne Naniwa reçoit en effet les récoltes de riz produites dans l’ouest et les redistribue au reste du pays, notamment sous forme monétaire, par l’intermédiaire des marchands, ce qui lui vaut le surnom de "grenier du Japon".
Vie citadine
La période d’Edo voit se développer une riche culture urbaine stimulée par les marchands et les samouraïs. Ces derniers sont en effet stationnés en ville pour servir leurs fiefs ou le shogun, et leurs attributions deviennent rapidement plus administratives que guerrières. Ils entretiennent une relation de co-dépendance avec les marchands :
- leurs revenus sont fixes et limités car basés sur la production agricole de leurs fiefs d’origine. Ceux des marchands évoluent en fonction de l’offre et de la demande, et ils ont aussi une fonction d’usuriers. Lorsque les revenus d’un domaine sont insuffisants, les daimyos doivent emprunter de l’argent auprès des marchands afin de pouvoir assurer le traitement de leurs fonctionnaires en ville, créant ainsi une situation d’endettement financier.
- les marchands et usuriers dont les revenus sont conséquents cherchent à s’élever sur l’échelle sociale. Pour cela, ils recourent notamment à des alliances matrimoniales avec des familles de samouraïs endettées ou désargentées.
Des liens forts se tissent entre ces 2 classes qui en viennent à partager la même culture, et fréquentent les mêmes quartiers des plaisirs : Yoshiwara à Edo, Shimabara à Kyoto et Shinmachi à Osaka. Ces lieux fermés et à l’écart de la ville étaient consacrés au divertissement : le théâtre kabuki s’y est développé et ils ont inspiré poésie, littérature et les premières estampes ukiyo-e ; les courtisanes les plus célèbres étaient même prescriptrices de la mode de leur époque.
La culture hédoniste et matérialiste qui se développe à Edo et Osaka déplaît au shogunat qui tentera de faire prévaloir ses idéaux confucéens à plusieurs reprises, notamment par des lois dites "somptuaires" rappelant à chacun sa place et les conditions de vie auxquelles les différents corps de la société pouvaient prétendre. Néanmoins, ces lois eurent un effet contraire, les citadins faisant alors preuve d’imagination pour les contourner, un phénomène manifeste en particulier dans le textile : le vêtement commun kosode laisse peu à peu la place au kimono 👘 raffiné et luxueux.
Arts et philosophie
Le bon taux d’alphabétisation (estimé à environ 30 % pour les hommes et 15% pour les femmes) permet un épanouissement du théâtre et de la littérature populaire, et de nombreuses maisons d’édition fleurissent à Edo, Kyoto et Osaka. Celles-ci diffusent des romans contemporains, de la poésie, de la littérature de voyage, des ouvrages scientifiques et des estampes.
L’interdiction d’importation de livres étrangers est en effet levée en 1720 et les ouvrages principalement scientifiques (botanique, médecine) connaissent un franc succès. Leurs importateurs sont les Hollandais, seuls marchands occidentaux autorisés à commercer avec le Japon. Bien qu’ils soient confinés dans l’île artificielle de Dejima (Nagasaki), ils attisent la curiosité des artistes et savants japonais, et les échanges et leurs ouvrages vont être à la base des "études hollandaises" Rangaku 蘭学, un des courants intellectuels de la pensée japonaise.
Les importations concernent également les reproductions d’œuvres d’art occidentales et chinoises qui redynamisent les différentes écoles de peinture existant au Japon, avec de nouveaux motifs ou thématiques, ou de nouvelles techniques comme la perspective. On assiste plus particulièrement à l’émergence de l’école Rinpa, illustrant la littérature classique dans un style décoratif dominé par des couleurs vives sur fonds de feuilles d’or ou d’argent.
Les estampes dépeignant la vie citadine apparaissent à la fin du XVIIe siècle et portraiturent des acteurs de kabuki, des courtisanes, des lutteurs sumo. Puis, avec l’évolution des techniques et des goûts, la représentation de paysages devient un des thèmes favoris de l’ukiyo-e.
La pratique la cérémonie du thé se répand de la noblesse et des guerriers à la population aisée des villes. Celle-ci compte de nombreux amateurs éclairés qui s’adonnent à diverses pratiques artistiques : peinture à l’encre de Chine, calligraphie, poésie ou céramique et deviennent parfois des artistes reconnus.
Dans l’esprit de la cérémonie du thé, l’architecture privée voit le développement du style shoin-zukuri dans la noblesse et famille impériale, inspiré des pavillons de thé et caractérisé par la simplicité, la modestie et un aspect "rustique".
L’art des jardins atteint sont apogée durant l’époque d’Edo : tout daimyo se doit d’embellir sa résidence avec un jardin de promenade (kaiyûshiki), agrémenté d’un plan d’eau et de reproductions de paysages connus.
L’architecture religieuse bouddhiste connaît peu d’évolution, mais l’architecture shinto voit le développement d’un style ornemental caractérisé par la profusion de décors et de couleurs, en particulier pour les mausolées de la famille Tokugawa.
Résistance et fin des Tokugawa
Le régime des Tokugawa atteint son apogée au XVIIIe siècle, mais commence à décliner dès le début du XIXe, précisément en raison des bases sur lesquelles il repose :
- la hiérarchie des classes sociales est critiquée, en particulier le fait d’hériter de sa position plutôt que de la mériter ;
- la dépendance à l’agriculture locale : les aléas climatiques provoquent des famines, en particulier dans les années 1780 et 1830, avec pour conséquences l’insécurité alimentaire et des révoltes paysannes.
Le confucianisme est aussi rejeté par une partie des intellectuels nippons dès le XVIIe siècle, car ils le considèrent comme une idéologie étrangère, à l’instar du bouddhisme et des classiques chinois. Ce courant de pensée appelé Kokugaku 国学 (les études "japonaises") vise à retrouver la pureté originelle du "caractère national japonais" par l’étude des classiques japonais et de la religion Shinto.
Parallèlement, la première moitié du XIXe siècle est marquée par plusieurs tentatives de contact plus ou moins diplomatiques de la part de puissances extérieures, de marchands ou de baleiniers souhaitant commercer ou faire escale au Japon. La pression grandissante et la montée progressive de la violence des échanges provoquent un durcissement de la politique de sakoku, jusque là appliquée avec des variations d’intensité. L’isolement de l’archipel n’est en effet pas total et le bakufu cherche à s’éviter le sort de la Chine défaite lors des Guerres de l’Opium (à partir de 1839).
Celui qui parvient à forcer la porte du Japon est le Commodore Matthew Perry (1794 - 1858) à la tête d’une expédition militaire américaine : refusant d’accoster à Nagasaki, il se rend avec ses bateaux 🛥️ noirs dans la baie d’Uraga (aujourd’hui Yokosuka) en juillet 1853 et menace de bombarder la capitale si sa demande d’ouverture au commerce international n’est pas satisfaite.
La fin du bakufu : Bakumatsu (1853 - 1868)
L’action de Perry bouleverse l’ordre établi : le shogun se refuse à prendre seul une telle décision et consulte les daimyos à la recherche d’un consensus qu’il n’obtient pas. Il finit par signer la Convention de Kanagawa le 31 mars 1854 autorisant notamment les navires américains à accoster à Shimoda et Hakodate pour se ravitailler. Cela ouvre la voie aux traités dits "inégaux" signés en 1858 avec les autres grandes puissances étrangères.
L’épisode des navires noirs marque le début d’une dizaine d’années de troubles, le Bakumatsu 幕末 ("fin du bakufu"), ponctuées d’une crise économique (inflation, crise agricole provoquant des jacqueries) et d’une longue crise politique, notamment autour de la succession du shogun.
L’opposition au shogunat se déclare alors ouvertement, d’autant que l’empereur Kômei (1831 - 1867) désavoue publiquement les décisions concernant l’ouverture du pays. Les domaines historiquement rétifs au bakufu, Satsuma (Kagoshima), Chôshû (Yamaguchi) et Tosa (Kochi), finissent par s’allier sous la bannière impériale et mènent la fronde contre les Tokugawa. Les grandes puissances étrangères, Grande-Bretagne et France, s’immiscent en soutenant respectivement les partisans de l’empereur et le shogunat.
À la fin de 1867, après plusieurs assassinats politiques et la pression armée des différents domaines, le shogun Yoshinobu quitte volontairement ses fonctions au bénéfice du jeune empereur Mutsuhito (1852 - 1912), dont le règne de 1868 à 1912 est connu sous le nom d’ère Meiji.